lundi 5 novembre 2012

Les gens heureux n'ont pas d'histoire. Les gens en khâgne pas beaucoup plus. Deux bonnes raisons pour que je vous abandonne. Je suis amoureuse, très amoureuse, plus que je ne l'ai jamais été. Et je suis débordée, complètement débordée, plus que je ne l'ai jamais été. Ma vie, en ce moment, c'est 90% de dissertation et 10% de baisers. Je trouve que je gère bien la chose. Je suis bien comme je suis, j'essaie de ne pas penser au futur. Je vous tiendrai peut-être au courant. Peut-être pas. L'avenir nous le dira. Mais comme je vous l'ai dit, pour le moment, je me concentre sur le présent.

jeudi 20 septembre 2012

Plus d'un mois sans écrire ! Ce n'est pas que je n'ai rien à dire, c'est que je ne prends plus le temps de le faire. Le temps qui se rafraîchit et un après-midi de relâche perdu dans la frénésie de mes cours me permettront peut-être de m'y atteler aujourd'hui. 

Seccotine et moi avons déménagé dans un studio plutôt lumineux situé un peu en périphérie du centre-ville. Ex-Belle-Maman n'ayant pas guidé mon choix, peut-être possède-t-il un certain nombre de défauts : les commerces ne sont pas tout près, il y a un peu de vis-à-vis dans le salon... Mais c'est un petit appartement calme, avec beaucoup de charme et nous nous y plaisons bien. C'est la première fois que je vis seule (seule humaine, j'entends) et c'est très reposant. Quand je rentre chez moi, toute la pression de la journée retombe  et je n'ai plus à me soucier de paraître aux yeux de quiconque.

Je n'exclue pas pour autant l'idée d'emménager avec Paul un jour. Quand je suis dans mon appartement, je ne souffre pas de la solitude, mais Paul me manque. J'ai hâte d'être le lendemain pour qu'il vienne me chercher à la sortie du lycée. On flâne un moment dans les ruelles ensoleillées, on fait une halte dans un parc pour se raconter nos journées et il me raccompagne chez moi. La semaine, il n'entre pas car tout n'est pas toujours bien rangé, le ménage date parfois un peu et Seccotine a souvent fait des siennes, cassant un bibelot par ci, déchirant un rideau par là. Il me quitte donc à ma porte, me serre contre lui et m'embrasse avec douceur en me souhaitant une bonne soirée. Si l'appartement est dans un état acceptable, j'autorise parfois une petite caresse à Seccotine. Mais normalement, il n'entre chez moi que le week-end. Le week-end, nous passons ensemble quarante-huit heures non stop.

Quand je fais le compte des heures passées avec Paul à dire n'importe quoi, à rire, à s'embrasser, à faire l'amour, je suis effrayée de constater que je consacre moitié moins de temps à mes études que l'année dernière. L'année dernière, Aurélien travaillait tout le temps et je n'avais d'autre choix que de l'imiter car, dans le cas contraire, je me sentais complètement désœuvrée. A l'inverse, Paul travaille peu pour sa licence d'histoire de l'art : chaque soir, nos balades durent une heure ou deux, et le week-end, quand j'essaie de revoir mes cours, il se contente de me regarder faire avec deux grands yeux bleus qui ne favorisent pas la concentration. Invariablement, je finis dans ses bras, à l'écouter me raconter des histoires édifiantes à l'oreille, et, bercée par sa voix toute douce, je me prends à rêver que le week-end ne finisse jamais.

Conséquence de cela, mes notes baissent et j'occupe de moins en moins le haut du podium en prépa. Mes profs s'inquiètent, certains s'enquièrent de ma santé, de celle de ma famille. Mais non, désolée, je n'ai aucune excuse. Et si je rate le concours de l'ENS au printemps prochain, ce sera uniquement de ma faute.

Parce que je suis amoureuse.

vendredi 17 août 2012

Peut-on échapper à sa condition ? Je crois que je serai toute ma vie, et bien malgré moi, une fille de riches.

Comment expliquer autrement que je puisse prendre deux mois de vacances quand la plupart de mes camarades de khâgne travaillent tout l'été ? Ce n'est pas que je n'en ai pas envie, ce n'est pas que je n'ai pas cherché, c'est que je n'ai pas trouvé. Parce que de toute évidence, mon CV était inintéressant et mes lettres de motivation, insipides. Parce que je n'ai pas de piston et que je n'ai pas l'air d'une travailleuse. Peut-être aussi parce que je manque aussi de pugnacité, que trois refus me suffisent pour m'avouer vaincue. Mes parents voudraient que je travaille, pour m'apprendre la réalité de la vie, pour me rendre plus autonome, car le travail est la première valeur bourgeoise. Cependant, quoiqu'il arrive, ils subviennent à mes besoins. Ils me croient, quand je leur dis que je n'ai rien trouvé car le marché de l'emploi est en crise et la concurrence, trop rude. C'est moi qui me sens coupable quand je vois Paul trimer toute la journée dans une usine de conserves de légumes. Moi, je n'ai pas frappé à la porte de l'usine. L'idée ne me serait même pas venue à l'esprit. Pas grand chose ne me vient à l'esprit, d'ailleurs, quand il s'agit de jobs d'été : une fois écumés tous les supermarchés de la ville, il ne me reste plus qu'à attendre. Un mois. Deux mois. Trois mois. La fin des vacances. Quand quelque chose m'effraie, j'ai tendance à l'inertie. Travailler m'effraie. Je suis une fille de riches.

 Pour autant, je ne peux pas dire que je m'ennuie. J'ai des tas de livres à lire pour l'année prochaine et Paul me prête des tas de films de science-fiction "pour ma culture".

Je cherche un nouvel appartement, toute seule cette fois. Ma mère a bien fait mine de m'aider au début, mais je crois que ça lui a rapidement cassé les pieds. Quand elle a voulu m'inscrire à une agence, je lui ai répondu que je me débrouillerais avec les annonces de particuliers. Pour le moment, j'habite toujours notre ancien appartement et Aurélien... je ne sais pas vraiment ce que fait Aurélien. Des allers-retours entre l'appartement de sa belle et la maison de ses parents, j'imagine. Nous ne sommes pas vraiment restés "bons amis". Nous ne sommes pas fâchés non plus, mais nous ne nous parlons plus. Nous ne nous parlions déjà pas beaucoup du temps où nous étions ensemble.

Paul m'a proposé, l'air de rien, une collocation. En tout bien tout honneur, deux chambres séparées bien sûr. A l'en croire, ce serait plus économique qu'une chambre du crous pour lui ou qu'un studio pour moi (en bonne fille de riches, je pars du principe que je n'ai pas le droit aux chambres du crous et je n'ai pas songé une minute à en faire la demande). Mais si cela me tente de vivre avec lui, je ne crois pas que cela soit une bonne idée d'en venir à là si vite. Je sais qu'il ne me faudra pas deux jours pour aller dormir dans son lit, et je n'ai pas envie de précipiter les choses. Nous ne sommes même pas vraiment ensemble : c'est un très bon ami, mon meilleur ami probablement, qui me fait des baisers dans le cou à la dérobée. Car Paul est timide : jamais il n'oserait aller plus loin sans mon autorisation. Et moi, je n'ai pas envie de passer tout de suite à autre chose, je veux avoir l'impression que les années avec Aurélien ont au moins un peu compté pour un de nous deux.

Pour le moment, je consacre donc mes après-midi à la recherche d'un appartement pour Seccotine et moi. Une vingtaine de mètres carré. Meublé de préférence. Avec un grand lit si possible.

vendredi 3 août 2012

Mercredi, je suis rentrée chez mes parents. Pendant tout le trajet en train, d'épais nuages noirs s'amoncelaient dans le ciel. Quand je suis arrivée à la gare, l'orage a éclaté. Mon père n'a pas osé sortir de la voiture. Lorsque j'ai enfin pu m'y réfugier à mon tour, j'étais déjà trempée. Sur la route jusqu'au village, nous sommes restés silencieux : le bruit de la pluie mêlée de grêlons qui battait la carrosserie était bien assez assourdissant. A peine sortis de voiture, nous avons couru jusqu'à la maison. J'avais l'impression d'avoir amené l'apocalypse avec moi.

Presque un mois s'est écoulé depuis la fin des cours, et je n'étais encore jamais rentrée. J'avais peur de la réaction de mes parents, après ce qu'il s'est passé avec Aurélien. Ils l'aimaient beaucoup, comme le fils qu'ils n'avaient pas eu peut-être, et je ne me sentais pas en droit de leur enlever. J'étais honteuse de revenir seule, moi, la petite rouquine dénuée d'intérêt, de prétendre que j'étais leur véritable fille et que le beau jeune homme solaire qu'ils avaient connu n'était qu'un imposteur. C'était au-dessus de mes forces.

Et puis ma mère m'a envoyé un message :

"Tu as prévu de rentrer à la maison un jour ? Papa est en vacances ces deux semaines, il peut aller te chercher à la gare, si tu veux."

Évidemment, elle savait. Peut-être Aurélien avait-il déjà ramené la fille de médecine chez ses parents et, les nouvelles allant bon train dans le coin, mes parents en avaient-ils entendu parler. Ou peut-être la mère d'Aurélien avait-elle pris l'initiative de téléphoner à ma mère pour la mettre au courant : 

"Tellement désolée pour votre fille, Madame. Perdre un beau parti comme mon fils. Enfin, c'est la vie, elle s'en remettra."

Toujours est-il qu'on m'a épargné la peine de devoir l'annoncer moi-même. On a même fait mieux puisque, visiblement, on s'est strictement interdit de m'en parler. Comme si les deux ans précédents n'avaient jamais existé, comme si j'avais toujours été la pauvre gamine terne et seule que je suis à présent. Ni ma sœur, ni son mari, arrivés ce matin avec leur bambin (il marche, maintenant, comme le temps passe !), n'ont dérogé à la règle. Je m'attends à ce que d'une minute à l'autre quelqu'un, n'y tenant plus, l'évoque en disant : "celui dont on ne doit pas prononcer le nom". Mais cela n'arrive pas. Chacun tient sa langue.

J'ai apporté un cadeau pour l'anniversaire de Lucas. Deux mois en retard. Mais personne ne m'en fait la remarque. Tout le monde s'exclame "Oh, comme c'est gentil." C'est un sorte de piano avec des énormes touches qui imitent les bruits des animaux de la ferme. J'ai beaucoup pensé à Agathe en le choisissant : je me suis dit que ça la mettrait probablement sur les nerfs et ça m'a fait rire. Paul m'accompagnait au magasin de jouets, ça l'a fait rire aussi. On avait l'impression de commettre un méfait. En effet, Lucas prend un vif plaisir à taper de toutes ses forces sur toutes les touches et le cercle des adultes, réuni de toute urgence en conseil de guerre, prend rapidement la décision de retirer momentanément les piles de l'appareil.

"On y jouera à la maison, Lucas, hein. On va le remettre dans le paquet et remercier Tata Madeleine."

Les commérages de villages ayant tout de même leurs limites, personne ne sait encore pour Paul. Mais qu'on laisse un peu ma vie sentimentale de côté pour le moment, cela me va parfaitement.

mercredi 18 juillet 2012

Il y a toujours un moment, cependant, où on est obligé d'affronter le reste du monde. Quand les placards et le frigo sont vides, il faut bien aller faire les courses. Quand nos amis, inquiétés par des sms sans réponse et un répondeur omniprésent, finissent par envoyer un éclaireur sonner chez nous, il faut bien lui ouvrir.

C'est la douce Manon aux cheveux blonds qui est aujourd'hui à ma porte. Puisqu'elle a fait le déplacement et qu'il serait grossier de la renvoyer chez elle, je lui propose de prendre un thé. Je ne suis pas à court de thé, c'est déjà ça. Comme c'est la raison de sa venue, je lui expose brièvement mon problème :

"Aurélien est parti."
"A cause de Paul ?"
"Non, à cause d'une fille en médecine."

Manon pose sa tasse et me prend dans ses bras. Une seule question, je m'en tire à bon compte. Je suis soulagée qu'elle n'ajoute pas : "C'est un mal pour un bien", "Ce n'était pas un type pour toi" ou "Les hommes, tous des salauds". J'espère qu'elle transmettra l'information aux autres : ça m'évitera de rabâcher sans cesse la même histoire. Après tout, c'est bien pour ça qu'elle est venue.

Après son départ, j'allume mon téléphone portable. Cela fait plusieurs jours qu'il est éteint. J'y trouve des textos banals : "Alors, ces vacances, comment ça se passe ?", des textos insolites : "Je suis allée au musée archéologique hier et j'ai vu des chats momifiés. Ça m'a fait penser au tien.", des textos angoissés : "Tu as reçu mon message ? Comme je n'ai pas de réponse et que ça fait déjà trois jours... enfin, te sens pas obligée de répondre...", des textos d'avertissement : "Hey, Madeleine, j'ai pensé que je pourrais passer chez toi voir si tout va bien, ok ? Si ça te dérange, tu me dis..." Sur la messagerie vocale, même combat, j'ai des : "Coucou Madeleine, c'est Anna, je voulais juste savoir comment ça va. Rappelle-moi quand tu seras disponible." et des "Salut Madeleine, c'est Manon. Juste pour te dire que je suis en route pour chez toi. Si tu ne veux pas de moi, il est toujours temps de me faire rebrousser chemin..."

Il n'y a pas de message de Paul. Est-il tout de même inquiet, lui aussi ? Est-il seulement au courant de ma grève communicationnelle ? S'il n'a pas essayé de me joindre et que les autres ne lui ont rien dit, il se peut fort qu'il n'en sache rien. Il en apprendra sûrement la raison. Nul doute que quelqu'un lui vendra rapidement la mèche, comme si ma rupture le concernait au premier plan. Je ne sais pas pourquoi, j'éprouve de la répugnance à cette idée. Comme s'il n'avait pas à l'apprendre de quelqu'un d'autre. Je ne veux pas qu'il l'apprenne de quelqu'un d'autre.

Je compose le numéro, il décroche, et nous parlons. Pendant des heures.

jeudi 12 juillet 2012

Première semaine de vacances. Le ciel est très bleu, il fait très beau, il fait très chaud. Si je n'étais pas aussi pragmatique, je croirais que la météo cherche à me narguer.

Je suis seule en effet, dans mon grand appartement, seule avec Seccotine, qui se roule toute la journée dans les plaques de soleil, qui semble parfaitement heureuse. Je ne veux pas sortir. Pas tout de suite. Les placards sont encore pleins, j'ai suffisamment à manger, je n'ai aucune raison de sortir. Je ne veux pas affronter le monde toute seule, et je ne veux pas voir les gens. Je me suis écrit ma petite tragédie personnelle et je respecte l'unité de lieu.

Les derniers jours de classe se sont passés sans heurt. Nous n'avons pas regardé de film comme lorsque nous étions au collège, mais certains profs se sont quand même donné le peine de rendre leurs derniers cours ludiques. Nous avons étudié des poèmes érotiques en latin, fait des quizz en histoire, des pendus en grec ancien. Enfin, élèves et profs se sont tous réunis pour faire un goûter d'adieux dans la cour. Nous avons en effet souhaité "bonne route" à un tiers de la classe, Paul compris.

Notre séparation a été douce. On s'est promis de s'écrire régulièrement, de se donner des nouvelles. On n'a pas prévu de se revoir, pas pour le moment, comme si la venue de l'été signait la fin de notre parenthèse. Il a passé sa main dans mes cheveux, et m'a embrassé sur la joue. Et chacun est parti de son côté.

C'est Aurélien, nouvellement étudiant en deuxième année de médecine, qui a jeté le premier pavé dans la mare. Un soir, alors qu'on dînait, il m'a dit, l'air de rien :

"Et l'année prochaine, qu'est-ce qu'on fait pour l'appartement ?"

La question m'a surprise. Je n'avais jamais envisagé de quitter l'appartement et je me demandais ce qu'Aurélien pouvait bien lui reprocher. J'ai soupçonné, un instant, qu'il avait deviné. J'aurais dû saisir la perche fabuleuse qu'il semblait me tendre et tout lui avouer. Me remettre tout de suite ne position de force. Mais je me suis contentée de lui demander :

"Pourquoi ?"

Il a eu l'air embarrassé, un air que je ne lui connaissais pas, lui qui paraissait sans cesse regarder tout le monde de haut.

"Écoute, Madeleine, j'ai rencontré une fille, en médecine. Ça fait plusieurs mois. Et je crois que toi et moi, on a fait le tour. Tu vois bien qu'on n'est plus vraiment sur la même longueur d'onde."

En toute logique, j'aurais dû tenter de cacher ma joie. En réalité, j'ai été incapable de dissimuler ma stupeur. Tout ce temps, j'avais pensé que le choix était entre mes mains ; à présent, j'étais au pied du mur. Quand j'ai recouvré l'usage de la parole, je me suis entendue répliquer :

"Eh bien, si tu l'aimes tant, ta nouvelle copine, va donc passer la nuit chez elle !"

L'ironie de cette remarque compte tenu de ma propre situation ne m'a pas frappée : j'étais furieuse, incapable de prendre de la distance. Aurélien m'a obéi et a quitté l'appartement sans protester.

"Et je garde le chat !" ai-je crié dans le couloir

Et j'ai fondu en larmes. J'avais le numéro de Paul, je ne l'ai pas utilisé. A partir du moment où Aurélien a évoqué cette fille, je suis devenue une victime : toutes mes fautes ont été lavées et l'objet de mon crime, oublié.

samedi 23 juin 2012

Jeudi, c'était la fête de la musique. Je me souviens avoir déjà écrit sur ce sujet il y a un an. Je précisais alors que c'était le solstice d'été. Il me semble que, depuis, mes préoccupations ont bien changé !

A notre âge, on change énormément en un an. Surtout quand on quitte sa famille, quand on loue son propre appartement, quand on s'installe en couple, quand on sort des filières générales d'enseignement pour faire d'un domaine sa spécialité. Il y a un an, je passais mon bac, toutes les portes s'ouvraient à moi et je me demandais laquelle emprunter. Je ne peux pas dire que cette année de prépa m'ait apporté beaucoup de réponses. Au contraire, je crois qu'elle n'a fait que rendre les questions que je me posais plus pressantes : suis-je au bon endroit ? suis-je avec la bonne personne ? suis-je moi-même la personne que je voudrais être ? Je me doutais que tôt ou tard, on me demanderait de faire des choix, on me poserait de nouveaux ultimatums. Mais j'ignorais sous quelle forme ils se présenteraient.

Je suis allée à la fête de la musique avec des personnes d'hypokhâgne (Aurélien, de son côté, sortait avec des gens de médecine). Nous formions un groupe de cinq : il y avait mes trois meilleures amies et Paul.

Nous avons fait le tour des groupes de la ville et nous nous sommes finalement installés dans un petit bar, en face d'un groupe de jeunes gens qui jouaient de la musique irlandaise. Les autres filles sont allées danser : les cheveux blonds de Manon virevoltaient autour de sa tête, la longue jupe rouge d'Isabelle semblait flamboyer en tournant et les nombreux bijoux d'Anna tintinnabulaient en rythme. Paul et moi, plus timorés, les observions en riant, nos verres à la main. Puis, Manon est venue chercher Paul pour l’entrainer dans la danse et Anna, les joues rouges, s'est assise en face de moi. Nous avons regardé Manon et Paul danser ensemble. Isabelle tapait dans ses mains pour les encourager. Paul était maladroit, mais semblait prendre plaisir à l'exercice. C'est alors qu'Anna m'a demandé, assez fort pour couvrir la musique :

"Quand est-ce que tu vas quitter ton copain ?"

J'ai jeté un bref coup d’œil aux danseurs. Bien sûr, ils n'avaient rien entendu.

"Pourquoi est-ce que je quitterais mon copain ?"
"Parce que si tu ne le quittes pas, qu'est-ce que tu comptes faire de Paul ?"

Anna est mon amie mais elle est peut-être plus encore l'amie de Paul. Il est impossible de ne pas être l'ami de Paul, parce qu'il est drôle, amical, doux et attentionné. Il appelle la sympathie et la protection. Et Anna est typiquement le genre d'aventurière sans peur et sans reproche encline à le prendre sous son aile. Anna est tout ce que je ne suis pas et tout ce que j'aime chez les autres filles : elle est inscrite à plus de clubs et d'associations que je ne saurais en citer, elle collectionne les bocaux de bestioles dans du formol et elle organise régulièrement des murder party sur le thème d'Harry Potter. Au lycée, elle aurait surement été rangée sous l'étiquette "bizarre et inquiétante", en prépa, elle représente le summum du "cool".

"Paul, a-t-elle repris, il faut qu'il vive sa vie aussi. Il faut qu'il puisse aller à la fac s'il en a envie, et il faut qu'il puisse y rencontrer d'autres filles si toi, tu ne veux pas de lui. Il ne peut pas passer sa vie à t'attendre."
"C'est lui qui t'a demandé de me dire ça ?"
"Non, tu sais bien que ce n'est pas son genre, à Paul. Paul, il ne veut pas déranger, il ne veut brusquer personne, surtout pas toi. Mais moi, je te demande de prendre une décision, parce qu'il reste deux semaines de cours, que vous n'aurez sûrement plus beaucoup l'occasion de vous voir après et que ce serait terriblement dommage si vous passiez à côté de quelque chose."

Je ne me suis pas mouillée : comme l'année dernière, j'ai choisi la prépa, et j'ai choisi Aurélien. C'est ce que j'ai dit à Anna, que je n'étais pas prête à tirer un trait sur ce qui semblait le plus solide dans ma vie en ce moment. Elle a haussé les épaules, comme si, après tout, ça ne regardait que moi, mais son regard exprimait clairement son désaccord.

Paul est revenu s'assoir en face de moi, Anna est repartie danser, et la soirée s'est terminée ainsi. A minuit, nous nous sommes fait des accolades de bonne nuit et nous nous sommes dit à demain en cours. Mais la fin de cette soirée avait un goût d'adieux définitifs.