mardi 21 juin 2011

Solstice d'été. Le jour le plus long de l'année. Le soleil est à son point culminant. Je sors d'épreuve. En marchant dans la rue, je sens des gouttes de sueur rouler le long de mon bras. Il me semble que la chaleur va m'anéantir, que mon corps va passer, l'espace d'un instant, de l'état solide à l'état gazeux. Sublimation : un bien joli nom pour une réalité aussi terrible. A tous les coins de rue, des musiciens échauffent leurs instruments pour ce soir. C'est aussi le jour de la fête de la musique.

Je suis exténuée. Ce sont la chaleur et le bruit qui en sont la cause, pas les examens. Je n'ai jamais été angoissée à cause des examens. Les craintes médiocres n'ont pas de prise sur moi. Je suis régulièrement sujette aux crises d'angoisse, mais elles sont toujours de nature existentielle ou métaphysique. J'ai sans doute un côté snob.

Mes parents vouent un culte à l'euphytose. Depuis que je passe le bac, ils voudraient m'en faire prendre trois fois par jour. Il serait pourtant étonnant qu'un cachet de sucre contenant quelques microgrammes d'extraits de plantes ait le moindre pouvoir sur l'angoisse. J'en ai déjà avalé des boîtes entières sans constater le moindre changement de mon état physique et psychologique. Le régime à l'euphytose avait pourtant fait des miracles quand Agathe avait passé son bac. Il est probablement plus facile de ressentir les effets d'un placebo sur l'angoisse quand on a toujours eu 16 de moyenne, une popularité sans faille et un destin tout tracé.

Pour la plupart des personnes que je connais comme pour moi, le bac est une formalité. Notre lycée affiche fièrement plus de 95% de réussite à l'examen. Nous savons que nous l'aurons. Si quelque chose devait nous préoccuper, ce serait la question de la mention. Qu'on m'en apprenne l'utilité concrète, et je m'en préoccuperai.

Je tire les rideaux de ma chambre et somnole un instant en savourant la fraîcheur des draps.

lundi 6 juin 2011

Le bac est dans une dizaine de jours. Assise sous le gros cerisier du jardin, je révise ma géographie en mangeant des cerises. Mais les cerises ne viennent pas de l'arbre : il a fait très chaud cette année, et début juin, il n'y en a déjà plus. Les cerises viennent du supermarché, elles ont un arrière-goût de frigo.

Il y a quelques jours, j'ai reçu une lettre d'une amie d'enfance. Quand j'étais petite, je l'adorais, je voulais tout faire comme elle, je ne la quittais pas d'un cheveu. A la fin du collège, elle est partie en apprentissage, et je ne l'ai plus revue. Mais elle a continué à m'écrire de temps en temps. Elle a une belle écriture que je lui ai toujours enviée, si propre et droite qu'on la dirait fausse (mes parents prétendent qu'avoir une belle écriture est un signe de bêtise : je crois qu'ils se vengent ainsi des illisibles pattes de mouche qui sont leur seul moyen d'expression écrite).

Elle me dit qu'elle est maintenant employée dans un salon de coiffure, qu'elle est en couple avec un garagiste et qu'elle est enceinte.

"Ce sont ses parents qui doivent être contents !" se sont exclamés les miens.

Oui, Papa, oui, Maman, je crois qu'ils sont contents, qu'ils se réjouissent que leur fille ait un travail, que leur fille soit aimée, qu'elle leur donne un petit-enfant. C'est ainsi que cela se passe dans ces classes-là.

A côté de Lydie, il y a Agathe, à côté de mon amie dépravée, il y a ma soeur auréolée de grâce. A elle, on lui a tellement répété dans l'enfance : "Montre l'exemple, Agathe." que montrer l'exemple est devenu une seconde nature. Agathe, c'est ce que je suis supposée devenir.

Agathe a 28 ans, et Agathe attend son premier enfant, elle aussi. La différence, c'est qu'Agathe a un bon métier : Agathe est avocate. Parcours sans faute : bac scientifique mention bien, master de droit, réussite au concours d'entrée en école, réussite au concours de sortie d'école. Puis meetic affinity, et un businessman répondant aux critères (bien élevé, gros salaire, pas de mauvaise surprise). Un mariage l'année suivante, aujourd'hui un bébé.

Ce matin, le businessman a appelé mes parents pour leur dire qu'Agathe avait des contractions et qu'ils partaient à la maternité. Il est 15 heures à présent, et mes parents attendent toujours, fébriles, devant le téléphone du salon.

Quelques semaines après avoir accouché, Agathe reprendra son travail. Elle confiera son bébé toute la journée à une nourrice diplômée de puériculture et se targuera d'être une mère moderne, menant de front sa carrière et sa maternité, femme et maman. Si l'enfant obtient de mauvaises notes à l'école, elle ira se plaindre auprès de l'institutrice, bien incapable au fond de dire s'il les aura méritées ou non, s'en moquant en réalité, protestant par principe. Et ce sont ces femmes-là qu'on autorise à enfanter, dans la classe favorisée !

J'ai envie de jeter mes notes de géo, qu'est-ce que je m'en fiche des états américains ! J'ai envie d'envoyer valser le bac, si c'est pour devenir une petite étudiante pédante puis une adulte responsable, si c'est pour avoir un enfant à 28 ans et me fondre dans la masse.

Des cris. Tout le monde sur le pont. Agathe vient d'accoucher, c'est un garçon, je suis tata. Je ne sais pas si je dois me réjouir.