mardi 30 août 2011

"Tu rentres en prépa, Madeleine, pas en CP !"
"Je ne vois pas ce que ça change."
"Si je t'accompagne, tu ne pourras pas te faire d'ami."
"Je n'ai pas envie de me faire des amis."

Je suis lâche. La nouveauté me semble toujours insurmontable. Plus jeune, je souhaitais un copain qui m'aidât à avancer dans la vie en combattant bravement la nouveauté pour moi, tel un preux chevalier. Je ne sais pas si cela est possible, si je suis mal tombée, ou si ce n'est qu'un fantasme de petite fille qui se rêve princesse.

"Tu es obligée de te faire des amis."
"Pourquoi ?"
"C'est comme ça, c'est tout."

S'il y a une différence fondamentale entre les femmes et les hommes, c'est que les femmes veulent tout discuter et argumenter, alors que les hommes se contentent d'énoncer leur intime conviction sans se fatiguer à développer. Les femmes trouvent du plaisir à défendre leurs idées, les hommes veulent simplement qu'on leur fiche la paix.

"Je ne sais pas me faire des amis."
"Tu as bien des amis au lycée..."
"Ce n'est pas pareil."

De fait, mes amis de lycée sont des amis d'amis de collège, et mes amis de collège sont des amis d'amis d'école. Cela doit donc faire quinze ans que je n'ai pas fait la démarche d'aller voir un inconnu pour lui demander d'être mon ami. Rien d'étonnant à ce que j'aie oublié le mode d'emploi.

"Et puis ma pré-rentrée est dans quinze jours. Je vais quand même pas faire l'aller-retour dans la journée pour te tenir la main un quart d'heure le temps que tu trouves ta classe ?"
"Tu pourrais rester là-bas, visiter, prendre tes marques, faire du tourisme, aménager l'appart..."
"Je vais m'ennuyer comme un rat mort, oui. Je suis désolé, mais moi, j'ai encore deux semaines de vacances et j'aimerais bien les passer tranquille chez mes parents, pas dans un appart vide dans une ville où je connais personne."

Et moi, alors ? Egoïste, égoïste, égoïste !

mercredi 24 août 2011

Nous sommes à quelques jours de la rentrée.

J'ai peur. Hypokhâgne me fait peur. On m'a dit que le niveau était extrêmement élevé, le corps enseignant sadique, la pression insurmontable. Mais ce qui m'effraie surtout, c'est l'après-prépa. Les concours : l'ENS, l'agreg, le CAPES... Et plus encore l'après-concours. Une vie d'enseignement en fac, en lycée ou en collège. Parce que j'ai un bac littéraire avec une mention très bien, mes parents ne cautionneront aucun autre parcours plus fantaisiste ou moins en adéquation avec mes capacités.

Quand j'étais petite, j'étais pleine de projets d'avenir aussi divers que fleuriste ou pâtissière, anthropologue ou biologiste. Mais la vie n'est pas qu'une question de choix. Tu es préprogrammé et des adultes responsables (parents, profs et conseillers d'orientation) décident du métier qui permettra l'épanouissement de ton programme génétique. Avec 20 de moyenne en maths sans travailler, tu feras polytechnique. Si tu tournes à 15 de moyenne générale, si tu es sérieux et réservé, tu seras prof. Des 8/20 à répétition alliés à un caractère sympathique et sociable te mèneront au métier de coiffeuse ou de mécanicien. Les génies, les bons élèves et les cancres forment l'élite, la classe moyenne et les manuels. La société prend soin de tout planifier selon l'offre et la demande pour que le monde tourne bien.

Nos passions, ce sont nos forces de rébellion. Quand nous disons "J'adore les dinosaures ou les échecs", cela signifie : "Non, je ne suis pas seulement ingénieur ou caissière, je suis aussi un être humain singulier." Quand tu n'es pas devenu ce que tu voulais être, faute aux autres, faute à pas de chance ou faute à toi-même, il te reste toujours tes lubies et tes hobbies. Comme quand tu as perdu quelqu'un que tu aimes et que tu le revois en rêve. Nos passions, ce sont les fantômes des personnes que nous ne sommes pas devenues.

Au fond, notre but, à tous, c'est de rendre nos vies intéressantes, de nous rendre intéressants aux yeux des autres. Pour cela, nous nous habillons de manière excentrique, nous voyageons, nous trouvons un métier valorisant ou nous faisons des enfants. Nous tentons de nous distinguer en personnalisant le schéma froid de ce que doivent être nos vies.

La semaine, j'enseignerai sans passion. Le week-end, je forcerai les autres à s'extasier à propos du goût de mes gâteaux ou de l'harmonie de mes plates-bandes. Est-ce cette vie-là que je veux ? A une semaine de la rentrée, ai-je encore le choix ? J'attends que quelque chose d'extraordinaire arrive, qui me fasse dire : "C'est bien Madeleine : là, tu es exactement où tu devrais être." Mais les jours s'écoulent et rien ne se passe.

vendredi 12 août 2011

Sortie de ma campagne, en route pour la grande ville. Avec Aurélien et ses parents. Il paraît que nous sommes terriblement en retard pour le choix de l'appartement. Pour être honnête, je n'en ai aucune idée. Je n'ai jamais loué un appartement auparavant.

Je ne connais pas beaucoup mes beaux-parents. Je vais bien moins souvent chez Aurélien qu'il ne va chez moi. La raison officielle est que cela évite à les parents de faire les trajets entre nos deux villages, mais je crois plutôt qu'il n'a pas très envie que je fouille dans ses affaires. Sa chambre est une tanière tapissée de bandes-dessinées et de jeux vidéos dans laquelle il ne me fait pénétrer qu'à regret. Si je pouvais dormir sur le canapé du salon, ça l'arrangerait. Ça arrangerait aussi ses parents, d'ailleurs, dont les regards soupçonneux au petit-déjeuner guettent tout sourire suspect à la question "Vous avez bien dormi ?" Mais faute de preuves tangibles, comme je ne hurle pas et qu'Aurélien ne fait pas trop grincer le lit, notre relation reste cordiale, sans pour autant être amicale.

C'est pour cela que j'étais assez réticente à l'idée de passer toute une journée avec eux. J'aurais préféré qu'on ne me consulte pas, pour l'appartement. Qu'on me fasse la surprise, à la rigueur. Mais j'ai reçu des instructions très précises de mes propres parents qui, bien qu'ils soient présentement en Italie, ne voulaient pas être complètement en reste.

"Exige du double-vitrage, demande l'âge des canalisations, chauffé électrique, hein, pas au gaz, c'est une ruine, vérifie les prises télé et téléphone, fais attention aux éventuelles moisissures, faudrait pas que ce soit humide, regarde s'il y a un emplacement pour une machine à laver, à plus de 10 € le mètre carré, c'est du vol, il vous en faut au minimum 50..."

Ce sont les parents d'Aurélien qui ont sélectionné les appartements sur différents journaux et pris les rendez-vous. Il prétendent qu'Aurélien a un peu participé, mais j'en doute. Il a l'air aussi perdu que moi en entrant dans les différents logements. Tous se ressemblent, tous situés dans des résidences au nom fleuri (Les Aubépines, Les Lys, Les Amaryllis...), ils comportent tous une grande salle principale et une chambre grandes et froides, une cuisine et une salle de bain avec des carreaux verts ou bleus au mur. Je ne sais pas combien de mètres carré il font, ils me semblent juste immenses : je me demande ce qu'on pourra bien faire de tant d'espace. Mes beaux-parents discutent avec les propriétaires successifs, mais je n'arrive pas à me concentrer sur leur conversation. Je me tais. Ils s'assureront certainement de la fraîcheur des canalisations et des prises télé. Moi, ce n'est pas mon domaine : je sais à peine à quoi cela correspond.

Au bout de sept visites, le couperet tombe : "Alors ?"

Je regarde Aurélien, Aurélien me regarde, et nous savons tous deux que nous n'en savons rien. Aurélien hausse les épaules et je me résous à tenter un numéro au hasard : "Le deuxième n'était pas mal, non ?"

Non, le deuxième n'était pas pas mal. La mère d'Aurélien sort ses notes et me fait la liste de tous les défauts de cet appartement que j'ai déjà oublié. Mal exposé, à l'est, peu de lumière le matin, aucune l'après-midi, un isolement rudimentaire, une chaudière qui a plus de dix ans, au sixième, difficile d'accès, il faut penser au déménagement, et la moquette dans le salon, ce n'est pas pratique. Sans compter que la vue sur la rue, même si elle n'est pas très passante, ce n'est pas très joli. La vue du quatrième, sur la courette et son jardinet, elle était pas mal, elle.

Va pour le quatrième. Je ne me souviens absolument plus à quoi il ressemble, mais la vue sur la courette, c'est sûr, ça doit faire rêver. L'appartement faisant l'unanimité, le père d'Aurélien rappelle le propriétaire. Une chance, il est encore dans le coin, nous pouvons signer le contrat tout de suite !

Retour au quatrième appartement. Avec Aurélien, nous découvrons ce qui sera notre chez-nous pour les dix prochaines années si tout se passe bien. Il est situé au deuxième étage, nous avons même un ascenseur. La chambre et le salon sont immenses et froids, avec du carrelage beige au sol et des murs d'un blanc immaculé. La cuisine et la salle de bain étincellent quand on allume la lumière, les robinets envoient des reflets métalliques sur les carreaux blancs et bleus des murs. Il y a effectivement une vue imprenable sur la courette de la résidence et sur le ciel gris de la grande ville. Rien de plus à dire, car rien de plus ici. Il faudra tout meubler : j'ai du mal à imaginer comment, j'ai du mal à m'imaginer dans cet appartement.

Les parents d'Aurélien serrent avec satisfaction la main du propriétaire et lui assurent une nouvelle fois que nous sommes deux jeunes gens sans problème, calmes et polis, qu'il n'aura aucun souci avec nous. En quittant le lieu, il s'exclament que c'est une bonne chose de faite, qu'il n'y aura pas à revenir, à part pour le déménagement, mais ça ne presse pas. "Et puis tes parents pourront s'en occuper un peu aussi, hein, Madeleine ?"

Dans la voiture qui nous ramène dans nos villages respectifs, Aurélien me prend la main. C'est vrai que nous n'avons jamais été très proches, très amoureux. Mais qu'on le veuille ou non, notre vie va changer, maintenant.

lundi 8 août 2011

C'est le matin, je suis levée depuis une heure ou deux. Alternance pluie/soleil à la fenêtre. Le paysage change du tout au tout en quelques secondes. On dirait la télé.

J'ai pour principe de ne pas regarder la télé pendant la journée. Il me semble que ce serait le signe de l'ennui et de l'avachissement absolus. Mais comme mes parents sont en vacances, comme mes amis sont en vacances et comme mon petit ami ne daigne m'accorder qu'une poignée d'heures par semaine, me préférant Hippocrate et sa wii, je ne peux pas dire que j'aie grand monde à qui faire la conversation. Peut-être est-ce ma punition, pour avoir été toute ma vie aussi médisante envers l'humanité.

Je pense à prendre un livre. J'ai un roman à finir, et tous les livres d'hypokhâgne à commencer. Mais je ne veux pas passer ma journée à lire. J'ai pris la ferme résolution de passer quelques minutes par jour à affronter la réalité. En tee-shirt et culotte, les cheveux en désordre, je prends la direction du miroir.

Je ne me découvre pas. J'y suis telle que je suis. Je ne sais pas s'il est normal de s'imaginer être une autre. Je ne sais pas s'il est normal de penser qu'on n'est pas la bonne personne.

Je m'imagine moins rousse, moins jolie aussi, avec de grosses lunettes, disons. Plus vieille, plus expérimentée. Plus cassée aussi, orpheline ou fâchée. Je m'imagine être une femme forte, au caractère bien affirmé, menant mon monde. Je m'imagine très amoureuse d'un garçon doux, discret, drôle, qui m'adore. Je m'imagine courant après l'argent, heureuse au fond de ne pas en posséder beaucoup, juste assez pour construire une cabane bien à moi, colorée et douillette. Sans projet, sans avenir, et tant pis. Si j'écrivais une histoire, c'est comme ça que je ferais l'héroïne. C'est comme ça que je me ressens.

Mais je suis rousse, mignonne, jeune, naïve, préservée, conciliante, faible, effacée, indifférente, soumise, écrasée, malaimée, riche, pâle, bien logée, victorieuse et pleine d'avenir. Et si je ne l'étais, serais-je vraiment plus heureuse ? Serais-je moins seule à cet instant précis ?