vendredi 17 août 2012

Peut-on échapper à sa condition ? Je crois que je serai toute ma vie, et bien malgré moi, une fille de riches.

Comment expliquer autrement que je puisse prendre deux mois de vacances quand la plupart de mes camarades de khâgne travaillent tout l'été ? Ce n'est pas que je n'en ai pas envie, ce n'est pas que je n'ai pas cherché, c'est que je n'ai pas trouvé. Parce que de toute évidence, mon CV était inintéressant et mes lettres de motivation, insipides. Parce que je n'ai pas de piston et que je n'ai pas l'air d'une travailleuse. Peut-être aussi parce que je manque aussi de pugnacité, que trois refus me suffisent pour m'avouer vaincue. Mes parents voudraient que je travaille, pour m'apprendre la réalité de la vie, pour me rendre plus autonome, car le travail est la première valeur bourgeoise. Cependant, quoiqu'il arrive, ils subviennent à mes besoins. Ils me croient, quand je leur dis que je n'ai rien trouvé car le marché de l'emploi est en crise et la concurrence, trop rude. C'est moi qui me sens coupable quand je vois Paul trimer toute la journée dans une usine de conserves de légumes. Moi, je n'ai pas frappé à la porte de l'usine. L'idée ne me serait même pas venue à l'esprit. Pas grand chose ne me vient à l'esprit, d'ailleurs, quand il s'agit de jobs d'été : une fois écumés tous les supermarchés de la ville, il ne me reste plus qu'à attendre. Un mois. Deux mois. Trois mois. La fin des vacances. Quand quelque chose m'effraie, j'ai tendance à l'inertie. Travailler m'effraie. Je suis une fille de riches.

 Pour autant, je ne peux pas dire que je m'ennuie. J'ai des tas de livres à lire pour l'année prochaine et Paul me prête des tas de films de science-fiction "pour ma culture".

Je cherche un nouvel appartement, toute seule cette fois. Ma mère a bien fait mine de m'aider au début, mais je crois que ça lui a rapidement cassé les pieds. Quand elle a voulu m'inscrire à une agence, je lui ai répondu que je me débrouillerais avec les annonces de particuliers. Pour le moment, j'habite toujours notre ancien appartement et Aurélien... je ne sais pas vraiment ce que fait Aurélien. Des allers-retours entre l'appartement de sa belle et la maison de ses parents, j'imagine. Nous ne sommes pas vraiment restés "bons amis". Nous ne sommes pas fâchés non plus, mais nous ne nous parlons plus. Nous ne nous parlions déjà pas beaucoup du temps où nous étions ensemble.

Paul m'a proposé, l'air de rien, une collocation. En tout bien tout honneur, deux chambres séparées bien sûr. A l'en croire, ce serait plus économique qu'une chambre du crous pour lui ou qu'un studio pour moi (en bonne fille de riches, je pars du principe que je n'ai pas le droit aux chambres du crous et je n'ai pas songé une minute à en faire la demande). Mais si cela me tente de vivre avec lui, je ne crois pas que cela soit une bonne idée d'en venir à là si vite. Je sais qu'il ne me faudra pas deux jours pour aller dormir dans son lit, et je n'ai pas envie de précipiter les choses. Nous ne sommes même pas vraiment ensemble : c'est un très bon ami, mon meilleur ami probablement, qui me fait des baisers dans le cou à la dérobée. Car Paul est timide : jamais il n'oserait aller plus loin sans mon autorisation. Et moi, je n'ai pas envie de passer tout de suite à autre chose, je veux avoir l'impression que les années avec Aurélien ont au moins un peu compté pour un de nous deux.

Pour le moment, je consacre donc mes après-midi à la recherche d'un appartement pour Seccotine et moi. Une vingtaine de mètres carré. Meublé de préférence. Avec un grand lit si possible.

vendredi 3 août 2012

Mercredi, je suis rentrée chez mes parents. Pendant tout le trajet en train, d'épais nuages noirs s'amoncelaient dans le ciel. Quand je suis arrivée à la gare, l'orage a éclaté. Mon père n'a pas osé sortir de la voiture. Lorsque j'ai enfin pu m'y réfugier à mon tour, j'étais déjà trempée. Sur la route jusqu'au village, nous sommes restés silencieux : le bruit de la pluie mêlée de grêlons qui battait la carrosserie était bien assez assourdissant. A peine sortis de voiture, nous avons couru jusqu'à la maison. J'avais l'impression d'avoir amené l'apocalypse avec moi.

Presque un mois s'est écoulé depuis la fin des cours, et je n'étais encore jamais rentrée. J'avais peur de la réaction de mes parents, après ce qu'il s'est passé avec Aurélien. Ils l'aimaient beaucoup, comme le fils qu'ils n'avaient pas eu peut-être, et je ne me sentais pas en droit de leur enlever. J'étais honteuse de revenir seule, moi, la petite rouquine dénuée d'intérêt, de prétendre que j'étais leur véritable fille et que le beau jeune homme solaire qu'ils avaient connu n'était qu'un imposteur. C'était au-dessus de mes forces.

Et puis ma mère m'a envoyé un message :

"Tu as prévu de rentrer à la maison un jour ? Papa est en vacances ces deux semaines, il peut aller te chercher à la gare, si tu veux."

Évidemment, elle savait. Peut-être Aurélien avait-il déjà ramené la fille de médecine chez ses parents et, les nouvelles allant bon train dans le coin, mes parents en avaient-ils entendu parler. Ou peut-être la mère d'Aurélien avait-elle pris l'initiative de téléphoner à ma mère pour la mettre au courant : 

"Tellement désolée pour votre fille, Madame. Perdre un beau parti comme mon fils. Enfin, c'est la vie, elle s'en remettra."

Toujours est-il qu'on m'a épargné la peine de devoir l'annoncer moi-même. On a même fait mieux puisque, visiblement, on s'est strictement interdit de m'en parler. Comme si les deux ans précédents n'avaient jamais existé, comme si j'avais toujours été la pauvre gamine terne et seule que je suis à présent. Ni ma sœur, ni son mari, arrivés ce matin avec leur bambin (il marche, maintenant, comme le temps passe !), n'ont dérogé à la règle. Je m'attends à ce que d'une minute à l'autre quelqu'un, n'y tenant plus, l'évoque en disant : "celui dont on ne doit pas prononcer le nom". Mais cela n'arrive pas. Chacun tient sa langue.

J'ai apporté un cadeau pour l'anniversaire de Lucas. Deux mois en retard. Mais personne ne m'en fait la remarque. Tout le monde s'exclame "Oh, comme c'est gentil." C'est un sorte de piano avec des énormes touches qui imitent les bruits des animaux de la ferme. J'ai beaucoup pensé à Agathe en le choisissant : je me suis dit que ça la mettrait probablement sur les nerfs et ça m'a fait rire. Paul m'accompagnait au magasin de jouets, ça l'a fait rire aussi. On avait l'impression de commettre un méfait. En effet, Lucas prend un vif plaisir à taper de toutes ses forces sur toutes les touches et le cercle des adultes, réuni de toute urgence en conseil de guerre, prend rapidement la décision de retirer momentanément les piles de l'appareil.

"On y jouera à la maison, Lucas, hein. On va le remettre dans le paquet et remercier Tata Madeleine."

Les commérages de villages ayant tout de même leurs limites, personne ne sait encore pour Paul. Mais qu'on laisse un peu ma vie sentimentale de côté pour le moment, cela me va parfaitement.