samedi 24 décembre 2011

Petit à petit, nous nous acheminons vers Noël. Les vacances sont arrivées, avec leur lot de satisfactions ambiguës. Aurélien et moi avons tous deux des examens importants en janvier, de sorte que ces quelques jours de trêve paraissent être plutôt consacrés à la déesse révision et ses suivantes rigueur et constance qu'aux festivités et au repos. D'un commun accord, nous avons donc décidé que nous ne rentrerionspas chez nos parents avant la veille de Noël, afin que l'effervescence familiale ne perturbât pas notre labeur.

Aurélien préfèrerait mourir plutôt que d'abandonner ses bouquins. A tel point que je me demande s'il ne faudra pas, le jour de Noël, lui porter sa part de bûche et ses cadeaux dans sa chambre. Ce serait le troubler, bien sûr, mais puisque cette année il n'a demandé au Père Noël que des livres de médecine et des annales de concours, on peut espérer ne pas être trop mal reçus.

Pour mon bonheur ou pour mon malheur, je suis moins sérieuse que lui. Qu'on s'entende : le concours que je dois passer est bien plus sélectif que le sien. Quand deux personnes sur dix sont reçues en médecine, deux sur cent sont reçues à Normale Sup. Mais le désespoir a ceci de bien qu'il permet de relativiser les choses : en hypokhâgne, on est consciencieux, mais on n'est pas obnubilé par le concours. Aussi lorsque mon amie Maud m'a invitée dans le sud de la France, je ne me suis pas sentie obligée de refuser.

Je dois reconnaître que je ne suis pas très autonome. Bien que l'on m'ait dit que le train était le mode de déplacement le plus répandu dans la gente estudiantine, je ne le prends que très rarement. Dans le village de mon enfance, il y a la voiture de mes parents ; dans la ville de mes études, il y a la voiture d'Aurélien ; suis-je invitée à une fête située dans un bourg voisin ? un des invités aura bien une voiture. Où que j'aille, je trouve toujours quelqu'un tout prêt à me conduire où je le souhaite. J'économise ainsi de l'argent, et j'économise surtout beaucoup d'efforts. Quand j'arrive dans une gare, je me sens bête, comme si j'étais dans un pays étranger. Il me faut faire d'incommensurables efforts pour comprendre le fonctionnement de la machine à billets ou pour trouver les différents quais ; les correspondances me donnent des palpitations ; je me sens comme une intruse et quand je croise un contrôleur, j'ai envie de me dénoncer. C'est donc pour moi toute une aventure de traverser la France en train pour me rendre à Aix-en-Provence.

Maud vient me chercher à la gare, ce qui est un soulagement. Après l'épreuve du train, j'aurais trouvé terriblement cruel de m'obliger à prendre un bus dans une ville inconnue. Elle habite un studio tout petit par rapport à mon appartement, au cœur de la cité universitaire. Cela aussi est nouveau pour moi, habituée que je suis à avoir beaucoup de place et un maximum de confort. Au milieu du désordre organisé, de la superposition d'objets sur des étagères étroites, des piles de livres à même le sol, des assiettes dépareillées empilées sur un coin de la table de travail, mon amie paraît dans son élément.

Au lycée, Maud jouait le rôle de l'excentrique. Ses cheveux blond platine, qu'elle portait très longs, étaient relevés en un volumineux chignon piqué de grosses fleurs en feutrine colorée. Elle portait des chemises de grands-mère, en dentelle blanche jaunie, des sarrouels dorés avec de grosses ceintures d'homme et par dessus cela (et par dessus le  marché !) une longue veste en jean couverte de badges divers à l'effigie de groupes de rock ou de héros de dessin animé. Quand nous avions quitté le lycée, elle nous en avait donné un à chacun. J'avais hérité de Princesse Sarah. Je cumulais en effet, en plus du rôle bien naturel de la rouquine, celui de la timide et celui de la première de la classe.

"Ça va toujours avec Aurélien ?" demande-t-elle.
"Ça va."
"Tu sais Madeleine, j'ai toujours pensé que tu n'aurais pas dû te mettre avec lui. Vous êtes tous les deux beaucoup trop sages. Moi, je te voyais plutôt avec quelqu'un de plus fou, qui te ferait faire des choses extraordinaires. Il est comment, au lit, Aurélien ?"
"Ça va."

Je n'ai pas très envie de m'attarder sur les prouesses d'Aurélien au lit. "Ça va" résume bien la situation : je n'ai pas à me plaindre et pas grand chose à raconter non plus. Aurélien a des plaisirs simples : il lui suffit d'expulser son trop plein de virilité une à deux fois par semaine, et Aurélien est poli : il essaie dans la mesure du possible de ne pas me laisser en rade. Voilà ce que sont nos rapports : des moments de plaisir réciproque sans originalité particulière.

Maud me fait visiter Aix, les petites boutiques, le marché, les petites rues méconnues des touristes. Elle me montre, très fière, l'église de la Madeleine, malheureusement fermée pour travaux. On achète une boîte de calissons, afin de ne pas manquer à la tradition des visiteurs d'Aix-en-Provence. Je suis contente de sortir un peu de chez moi, de voir de nouvelles choses, de voir le sud en plein hiver. Il fait très doux : on dirait l'été de chez nous. Le ciel est bleu, les minutes semblent couler au ralenti. Nous prenons un thé en terrasse.

Nous parlons de nos cours, en prépa pour moi, en fac de psychologie pour elle. Elle me parle des garçons avec qui elle est sortie quelques semaines, avec qui elle aimerait sortir. Je me tais toujours résolument à propos d'Aurélien. Je pars du principe bien connu que les gens en couple ne sont pas intéressants : une fois que l'affaire est conclue, il n'y a plus de suspense, plus de sensations fortes. Je souhaite à Maud de rester encore longtemps célibataire : c'est une passionnée et pour être en couple, il faut accepter la routine.

Nous retournons au campus. Maud me fait voir les bâtiments de l'université, de l'extérieur, car elle est fermée pour les vacances. Comme il fait déjà nuit noir, nous rentrons chez elle, nous mangeons et nous regardons sur son ordinateur un film de Bollywood rempli d'histoires d'amour contrariées, de rebondissements extraordinaires et de chorégraphies complètement déjantées. L'esprit saturé de saris flashy et de musiques orientales, nous nous couchons.

Et c'est sur mon matelas posé à même le sol à côté du lit de Maud, toute seule dans mon sac de couchage, que je réalise à quel point Aurélien me manque. Non, Aurélien ne ressemble pas à Maud. Il ne ressemble à aucun de mes amis. Il ne laisse rien au hasard, il sait où il va, il aime l'ordre et déteste le vagabondage. Il est sérieux et posé, il me convient. S'il était autrement, il me ferait sans doute peur, il me confronterait à mes propres angoisses. J'ai besoin de lui pour me calmer et pour me rassurer, bien plus que j'ai besoin de quelqu'un comme Maud, qui me ferait certainement rire, mais qui prendrait un malin plaisir à dramatiser plus encore une situation que je jugerais critique. J'aime Aurélien, plus que tout. C'est dommage que je ne m'en rende pas autant compte lorsque je suis avec lui.

Le lendemain, Maud et moi prenons le train ensemble pour rentrer chez nous, à la veille de Noël. Aurélien m'attend chez mes parents.

dimanche 11 décembre 2011

Les rues de la ville sont toutes illuminées pour Noël. Lorsque je rentre de prépa, le soir, alors que le ciel est déjà noir, cela m'émerveille, toutes ces lumières. Je n'ai jamais accordé une grande importance à Noël, mais il me semble que cette année sera différente.

En devenant adulte, je suis devenue nostalgique. Contrairement à ce que l'on entend parfois, devenir adulte n'est pas un long processus. Dès que l'on quitte ses parents, devenir adulte, c'est une obligation. Devenir adulte, c'est devoir assumer des responsabilités jamais assumées auparavant : avoir notre propre adresse, payer un loyer, remplir des papiers en notre nom, construire notre vie dans un monde qui ne connaît pas nos parents, où l'on est responsable de tous nos actes. Mais dans ce monde neuf, il y a toujours quelques petites madeleines chargées de nous rappeler notre vie d'avant : un parc municipal qui sent comme le jardin de notre enfance, des petites pâtes en forme de lettres comme celles que l'on mangeait en soupe les soirs d'hiver sur les rayons d'un super marché, des décorations de Noël aussi scintillantes que celles qui nous faisaient rêver quand on était petit.

L'âge adulte a un bonheur que l'enfance ne connaît pas : le souvenir. On était probablement heureux, plus jeunes, lorsque nous jouions des heures au jardin ou que nous mangions une soupe de petites pâtes très chaude alors qu'il faisait très froid, mais nous ne nous en rendions pas compte. Prendre son indépendance permet de faire de nouvelles expériences, de goûter de nouvelles saveurs, de voir différents endroits, mais cela paraît parfois artificiel au regard des dix-huit années précédentes, celles qui nous ont véritablement faits tels que nous sommes. Du point de vue d'un jeune adulte, l'enfance est un phare, solide et sûr.

L'existence que je mène en ce moment me paraît vide et dénuée de sens. Je fais une formation dite d'exception, destinée à me mener à une école exceptionnelle, mais en réalité, ma chance d'aboutir autre part qu'en fac de lettres in fine est infime. Mon petit lycée de province envoie peut-être un étudiant à Normale Sup tous les dix ans et décrète chaque année quinze jours de liesse quand il a deux ou trois admissibles. Professionnellement, ce que je fais ne me servira plus tard qu'à me vanter sur mon CV. Dans ma vie personnelle, je ne suis guère plus épanouie. Bien sûr, au fond, j'aime Aurélien, et je ne pourrais pas vivre sans lui. Je ne sais pas comment font tous ceux qui vivent seuls pour trouver le courage de se lever tous les matins, de se faire à manger, de sortir de chez eux : si je vivais seule, j'aurais tôt fait de devenir dépressive. Mais je m'ennuie. Aurélien n'a pas besoin de moi, Aurélien n'est pas ma famille, je me sens inutile et perdue.

C'est ce que je ressens sur le chemin illuminé qui me ramène chez moi : de la joie enfantine, primitive, et une grande bouffée de mélancolie. Je n'ai jamais aussi bien porté mon prénom.

vendredi 2 décembre 2011

L'affichage "Vous avez un message" est un mythe. Pour sa part, ma messagerie électronique se contente d'afficher un impersonnel "1 mail non lu". Rarement plus d'un, notez bien. Je ne suis pas une experte en nouvelles technologies, et probablement un cas désespéré en fait de communication. Mes professeurs ne sont guère plus dégourdis avec le monde virtuel et préfèrent nous annoncer nos dates de colles face à face, un sourire sadique aux lèvres. Quant à mes amis, ils partagent ma vision de la sociabilité : pourquoi se parler quand on n'a rien d'important à se dire ? Ainsi, ma boîte mail ne connaît pas les embouteillages.

Cet email que j'ai reçu provient de mes collègues d'hypokhâgne. C'est une invitation à fêter le Nouvel An avec eux. Je ne peux pas dire que ce mail me surprenne, mais il m'interpelle. Il me rappelle que je m'étais jurée, au début de l'année, de ne pas me faire de nouveaux amis. Par fierté, par respect des anciens, par timidité et par crainte, probablement aussi.

J'ai grandi dans un petit village au milieu de nulle part. Mes parents pensaient que c'était mieux, la campagne, pour les enfants, que ça les immunisait contre les maladies et leur faisait les joues plus roses. Un village en étoile : notre maison se trouvait à l'extrémité de l'une des branches, côtoyant d'un côté les champs, de l'autre la forêt, et l'école se trouvait au centre. J'y ai rencontré mes premiers amis, compagnons de loups glacés et de jeux de rôles féériques. 

Pour plus de convenance, mes parents m'ont ensuite inscrite non dans le collège le plus proche, situé dans une petite bourgade presque aussi éloignée de la civilisation que notre village, mais dans celui de la ville où ils travaillaient, qui devait compter trente mille habitants et m'apparaissait alors comme le bout du monde. J'ai perdu la plupart de mes amis d'école dans la bataille : deux copines seulement me sont restées, catapultées comme moi dans la grande ville par des parents sans pitié.

Parce qu'elles me parlaient, on peut dire que mes deux amies étaient sociables. C'est paradoxal, peut-être, mais rien ne fait tant fuir les gens asociaux que les gens qui ne parlent pas. Ils ont l'impression de se retrouver devant un miroir, et on parle rarement à son reflet sans penser que ça y est, on a touché le fond. Pour me faire des amis, j'ai besoin qu'on me parle sans se poser de question, sans hésiter, sans se sentir gêné. J'ai besoin de personnes sociables. Parce que mes amies étaient sociables, elles ne se sont pas contentées de ma fréquentation. A la fin de nos années de collège, nous étions une dizaine.

Quatre amis seulement m'ont suivie au lycée, dont une amie d'enfance. Pour des raisons que j'ignore, elle s'est toutefois éloignée de nous. Cela ne m'a pas fait de peine, cela m'a semblé naturel : j'étais sans doute devenue plus proche des trois autres. En fusionnant avec un autre groupe dont le leader connaissait une de mes amies, nous avons retrouvé une certaine force numérique. Nous formions un ensemble bigarré mais soudé. La discrète cohabitait avec l'exubérante, le cancre avec la première de la classe, l'homosexuel avec le garçon manqué, la jeune fille de bonne famille avec la dealeuse de drogue occasionnelle. Cela nous amusait : nous nous enrichissions grâce à nos différences, nous nous engouffrions dans des débats sans fin en nous prenant pour des philosophes. Entre midi et deux, après le repas au self où nous avions deux tables réservées, nous nous allongions sur la pelouse s'il faisait beau et nous regardions le ciel ; s'il faisait mauvais, nous nous asseyions sur des marches d'escaliers, au bout d'un couloir, et nous discutions tout bas, pour ne pas être repérés par des surveillants de mauvais poil.

Aurélien n'avait rien à voir avec tout cela. Il a été mon petit ami dès la classe de Terminale, mais il ne fréquentait pas les mêmes personnes que moi. Je passais certaines récréations avec lui, nous nous voyions surtout le weekend. Il méprisait ouvertement mon groupe d'amis. Les siens étaient bien habillés, sérieux et intelligents ; les miens ne ressemblaient à rien. Mais je les adorais. Je n'avais jamais aimé quelqu'un à ce point. Mon père avait raison quand il disait d'un ton docte : "Profite de tes amis de lycée : tu n'en auras jamais de meilleurs de ta vie."

Cela peut paraître incroyable, mais depuis le bac, la majeure partie de ces merveilleux amis n'a pas cherché à me recontacter. Je n'ai pas été bouleversée : j'avais déjà perdu la plupart de mes amis de collège et je savais que je ne garderais pas le contact avec tous mes amis de lycée. Pourtant, il me semblait impossible de songer à les remplacer. Je n'avais pas envie d'être heureuse avec d'autres personnes, de peur d'affadir mes souvenirs avec eux.

Et ce soir, cet email. De mes nouveaux amis. Je ne ressens pas pour eux ce que je ressentais pour les autres, mais leur présence me fait du bien au quotidien et leur invitation me fait plaisir. Je tape sur le clavier : "D'accord, je serai là. Est-ce que je peux amener quelque chose ?"

Et j'envoie le message. Nostalgique peut-être mais incontestablement satisfaite. Je ne suis plus une petite partie insignifiante d'un banc de poissons fusionnel, je suis un poisson indépendant maintenant. Et j'ai tout l'océan à explorer.