mercredi 25 janvier 2012

Un mois. Cela fait un mois que je n'ai pas écrit. 25 janvier. La date sur le portable m'a frappée quand je me suis levée ce matin. Les jours se sont envolés comme les aigrettes d'un pissenlit, faute de flocons dans cet hiver trop doux.

L'espace d'une journée, le 24 décembre, j'ai retrouvé Aurélien tel que je le connaissais. Tel qu'il m'avait plu au lycée et tant énervée lors des déjeuners dominicaux. Au sein de ma famille, il fut affable, bavard, omniprésent. Il mangea cinq tartines de foie gras, reprit du chapon, finit les pommes de terre sautées, goûta à trois bûches différentes. Il monopolisa élégamment la conversation, puisant l'inspiration dans les sujets médicaux et parfois même dans l'actualité, alors que pendant quatre mois il avait paru complètement étanche au monde extérieur ; la veille, il avait dû potasser sérieusement le rôle du gendre idéal sur lemonde.fr. Nous ouvrîmes nos cadeaux et je découvris que, sans guère d'originalité, le Père Noël m'avait apporté des romans et des vêtements d'hiver ; Aurélien s'extasia devant une chemise de flanelle et une cravate bleue. Agathe n'était pas là. Ses nouvelles responsabilités maternelles semblaient l'autoriser à sécher les réunions familiales. Afin de ne pas fatiguer le petit, elle ne passerait que le 25, pour récupérer ses cadeaux, ceux de Lucas et de son mari.

Mais le 25, nous étions dans la famille d'Aurélien, avec les parents d'Aurélien, son oncle et sa tante maternels, leurs époux, ses trois cousins adolescents et son grand-père qui se faisait appeler "Tonton" pour une raison assez peu claire. Pour l'occasion, l'aimable Aurélien avait laissé la place à l'ours Aurélien. Comme c'était prévisible, il passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre, prétextant d'intensives révisions pour s'éclipser entre tous les plats ; il fallait alors qu'une âme généreuse le prévînt que Tonton Robert avait fini le récit de son opération de la prostate pour le voir revenir, avaler rapidement ce qui se trouvait alors dans son assiette et repartir aussi sec. Ses parents, qui trouvaient cela admirable au début, finirent par trouver cela lassant. Cependant, fidèles à eux-mêmes, ils ne dirent rien et se contentèrent de pincer les lèvres ; les cousins profitèrent de l'aubaine pour aller jouer à Resident Evil dans le salon pendant tout le repas. Heureusement Tonton Robert, qui n'avait pas le charme de son petit-fils mais bien son débit vocal des bons jours, se chargea de la conversation. A la fin du repas, les oncles et tantes d'Aurélien distribuèrent des enveloppes remplies d'un nombre de billets proportionnel au lien de parenté qui les unissait au bénéficiaire : la mienne en comptait deux. Pour épargner à leur fils la peine de faire les magasins, les parents d'Aurélien avaient sélectionné pour lui une série d'annales de concours, chaque livre étant emballé individuellement (ce qui, je suppose, était censé procurer au destinataire une surprise sans cesse renouvelée). Moi, j'héritai de boucles d'oreilles, et les cousins d'enveloppes similaires à celles distribuées par leurs parents. Tonton Robert se contenta de faire la bise à tout le monde, ce qui à son sens était plus dans l'esprit de Noël.

Mais mon cadeau de Noël le plus intéressant, je ne devais l'obtenir que deux jours plus tard. Aurélien et moi avions décidé de passer la semaine à venir chacun dans sa famille. Rester cinq jours seul chez ses parents lui paraissait sans doute plus propice à l'enfermement continuel, qui était devenu son idéal de vie.

Tandis que, seule, donc, je lisais mes nouveaux romans emmitouflée dans mes nouveaux vêtements, des cris stridents en provenance du hall d'entrée ont escaladé l'escalier, traversé la porte de ma chambre et sont venus trouver mes oreilles qui gisaient sur mon lit avec le reste de ma personne ; Mme Daumis faisait sa tournée semestrielle. Mme Daumis avait une chatte que, pour des raisons aussi bien idéologiques qu'économiques, elle avait toujours refusé de stériliser et qui, par conséquent, faisait deux portées de chatons tous les ans depuis dix ans. Quand Mme Daumis jugeait que la chatte avait assez materné et assez allaité, car Mme Daumis se préoccupait beaucoup du bien-être psychologique et physiologique de l'animal, elle la séparait des petits. Promenant dans chaque maison son panier de chatons hurlant pour retrouver leur mère, elle en proposait un à chaque voisin qui avait l'amabilité de lui ouvrir sa porte. La tournée se terminait invariablement au ruisseau où Mme Daumis noyait sans état d'âme les malchanceux qui n'avaient pas trouvé preneur : la campagne est un univers impitoyable. Comme nous habitions à deux pas de Mme Daumis, nous étions parmi les premières maisons qu'elle visitait ; ainsi, mes parents pouvaient rejeter l'offre sans culpabilité, prétextant les dizaines de foyers après nous qui les adopteraient volontiers. Mais cette année, quelque chose avait changé : j'avais un endroit à moi et jusqu'à preuve du contraire, j'y mettais ce que je voulais, y compris un chat.

"J'ai du noir, du tigré et du rouquin," énonçait, imperturbable, Mme Daumis tandis que ma mère essayait de s'en débarrasser avec diplomatie.

En descendant sans bruit les escaliers, je jetai un coup d'œil dans le panier miauleur. Il y avait cinq petites boules de fourrure : deux noires, deux fauves et une rousse. Les tigrés avait la cote au village : on disait qu'ils faisaient plus chat que les autres, et ils avaient la réputation d'être d'excellents chasseurs de souris. Les noirs étaient un second choix dans nos contrées, mais ils étaient tout de même admirés par quelques esthètes pour leur élégance et leur mystère. Personne n'aimait les roux qui n'étaient ni mystérieux ni sauvages et faisaient tache dans une cuisine rustique.

"Je vais prendre le roux."

Surprises, ma mère et Mme Daumis posèrent les yeux sur moi, qui me tenais à présent en bas des escaliers. J'exposai à ma mère mon intention de le ramener dans mon appartement et avant qu'elle eût pu protester, Mme Daumis me fourra le chaton dans les bras.

"Très bon choix, Madeleine. Allez, maintenant, il faut que je me sauve. Bonne journée."

Et elle s'en alla aussi vite qu'elle était arrivée, trop heureuse d'avoir casé un chaton dans un foyer dont elle n'attendait rien.

Mes parents ne firent aucun commentaire ; ils considéraient sans doute mon adoption spontanée comme ma première décision d'adulte et ne se sentaient pas le droit de la contester. Pendant trois jours, le chaton resta dans ma chambre, à l'étage, où je lui mis un peu de pâtée et une petite caisse. L'aliment solide et la propreté étaient des apprentissages récents pour lui mais il mangeait avec appétit et peu d'accidents hors de la caisse furent à regretter. Il pleura une journée sa mère perdue et l'oublia le lendemain, à l'évidence pour toujours.

Quand, à la fin de la semaine, Aurélien vint me chercher pour rentrer chez nous, il ne put manquer de remarquer le chaton qui hurlait à fendre l'âme dans la cage que j'avais achetée. Mais s'il fut surpris, il n'en montra rien : il se préoccupa seulement de savoir s'il était propre. Rassuré sur ce point, il parut s'accommoder de mon initiative. Il haussa le volume de l'autoradio pour tenter de couvrir les cris, et nous fûmes partis.

Aurélien ne fêta pas le Nouvel An : il avait reçu plusieurs propositions mais les avait toutes déclinées. Il passa le soir du 31 à faire des fiches de révision, en compagnie du chaton que nous n'avions toujours pas nommé. Moi, j'allai à la fête organisée par mes collègues de prépa. J'en fus très contente : il y avait peu d'alcool, l'ambiance était très bon enfant, nous fîmes des jeux toute la nuit. Plus de la moitié de la classe était présente : cela me permit de découvrir mes camarades sous un autre jour, de me lier un peu plus à certains, de me sentir mieux intégrée. Dans l'ensemble, l'expérience fut très positive. Quand je rentrai à midi le lendemain, je trouvai Aurélien endormi sur ses cours.

Les semaines suivantes furent consacrées à nos révisions d'examens. Aurélien devait passer la première partie de son concours, et moi j'avais mes premiers concours blancs. Le mois de janvier fut un mois épuisant pour nous. Ma charge de travail doubla, ou peut-être tripla, Aurélien enchaîna les insomnies et trouva le moyen de se faire prescrire à la fois des somnifères et des amphétamines. Il sortit de ses examens à moitié mort et complètement dépendant aux médicaments : à côté ma grosse fatigue et ma vitamine C effervescente faisaient pâle figure.

Depuis quelques temps, la vie a retrouvé un cours normal. J'ai confisqué les médicaments d'Aurélien en lui promettant de lui rendre en avril, pour la suite de son concours, et puisqu'il avait quelques jours de battement avant d'entamer son second semestre, il est allé voir un ami en Angleterre afin de se désintoxiquer l'esprit et le corps. Peu à peu, mes devoirs en hypokhâgne ont diminué et mes colles se sont espacées. J'ai pu arrêter la vitamine C.

A présent que nous avons quelques minutes pour nous, il faudrait que nous réfléchissions sérieusement au nom du chaton.