vendredi 30 septembre 2011

Nous sommes le siècle du mauvais. Il est vrai que je ne peux pas dire pour les autres siècles : ce que j'en connais, c'est ce que la postérité en a retenu. Cela ne reflète pas ce qu'aimaient réellement les gens de ces temps, ce qui avait un gros succès auprès du peuple. Peut-être que depuis que le monde est monde, chaque siècle a été le siècle du mauvais goût et de la bêtise portée aux nues. Je ne peux pas savoir, je n'étais pas là. Je ne connais que ce siècle. De son prédécesseur, je n'ai vécu que l'agonie. J'étais trop jeune quand il est mort, je l'ai oublié. Je ne connaîtrai probablement pas 2100. Je suis une enfant du vingt-et-unième siècle : il est tout mon passé, et tout mon avenir.

Nous sommes le siècle du mauvais. De l'impudeur et du voyeurisme. Et il ne s'agit plus de montrer un bout de fesse ou un morceau de téton dans un cabaret parisien. C'est à qui racontera les pires horreurs à la première personne. Et quand on se pressera pour se délecter du récit édifiant de l'excision d'une jeune malienne, on aura l'impression de faire de l'humanitaire.

Mais les éditeurs ont aussi une éthique. S'ils gagnent principalement leur pain grâce aux viols et aux incestes, ils ont aussi à cœur de promouvoir une littérature destinée aux intellectuels. C'est ainsi que sortent chaque année des milliers de romans savamment rébarbatifs promis à une belle carrière au sein des prix littéraires. Des livres sur la vie, pleins de philosophie de comptoir, gonflés artificiellement de mots supposés élégants parce qu'ils font plus de trois syllabes. Nous sommes le siècle de la médiocrité.

Et que penser de la poésie qui, privée de ses codes, est devenue la foire au grand n'importe quoi ? Mots jetés en vrac sur la feuille, éclaboussée de mots qui ne s'embarrassent plus ni de déterminant, ni de verbe. Mots compliqués piochés tels quels dans les chansons de Francis Lalanne, pondus sans cohérence par de petits génies qui se croient Rimbaud parce qu'ils n'ont pas 20 ans. Voilà notre ultime plaisir de l'esprit : nous sentir intelligent parce qu'on lit tous les soirs trois pages d'auteur dont on ne comprend pas un traître mot. Nous sommes le siècle de la prétention.

On reconnaît bien volontiers, par contre, que la télévision n'est plus un vecteur culturel. Cessons-nous pour autant de la regarder ? Non, car elle n'a pour nous d'autre utilité que de nous divertir. Nous ne voyons donc pas de paradoxe à ingurgiter simultanément un charabia typographique indigeste et de la purée télévisuelle ne nécessitant pas la moindre implication intellectuelle. Nous sommes le siècle de l'absurdité.

Je suis sans doute jalouse. Moi aussi j'aimerais pouvoir vendre mes élucubrations textuelles insipides à des éditeurs confiants en mon merveilleux talent, augurant des ventes phénoménales du fait de mes dix-huit ans et de mon visage poupin. Mais non. Moi, je passe toutes mes journées à travailler, prétendument pour entrer à normal sup', plus certainement pour finir prof en collège. Je n'ai pas de vie sociale, je vis avec un fantôme qui passe la journée dans ses bouquins médicaux. Moi aussi, j'aimerais me gaver de télé et gaver les autres de mes blessures profondes. Je ne suis qu'une envieuse.

samedi 17 septembre 2011

Débarquement. Je déjeune d'un plat de pâtes au gruyère pré-râpé, en tee-shirt et culotte, quand on frappe à la porte. C'est Aurélien et mon beau-père, un clic-clac dans les bras. Après un moment de stupeur, je leur ouvre. Ils sont suivis de près par la mère d'Aurélien qui porte un énorme carton.

Je les attendais effectivement aujourd'hui. Mais pas tout à fait à ce moment précis. Et pas avec la moitié du grenier familial dans une camionnette Carrefour. Pendant que Belle-Maman fait le tour du propriétaire en émettant des petits "tss" de consternation polie, j'enfile un jean et des baskets qui traînent fort à propos dans le coin et je rejoins Beau-Papa et Aurélien qui sont déjà retournés à la camionnette.

J'y découvre une petite caverne d'Ali Baba. Sont entreposés en vrac dans l'espace réduit de vieux tapis aux couleurs délavées, des étagères Ikéa, un fauteuil Louis XV, une grande table ronde avec des tampons de feutrine usée aux quatre pieds, trois chaises fraîchement rempaillées, un bureau d'écolier, des lampes de chevet, une grosse télé à l'écran bombé, quelques plantes vertes, une malle à outils et des piles instables de cartons aux contenus mystérieux.

Étant entendu que je suis une faible femme, le père d'Aurélien me fourre un petit carton et une lampe dans les bras, tandis que son fils et lui-même s'attaquent au fauteuil Louis XV. Nous croisons Belle-Maman sur le chemin de l'appartement, qui émet quelques réserves quant à la possibilité de transporter un fauteuil si large dans des escaliers si étroits. Beau-Papa, de mauvaise humeur, grommelle quelques mots indistincts qui signifient sans doute : "Mêle-toi de tes cartons."

Mon appartement au style épuré prend rapidement l'aspect d'un souk méditerranéen. Le traverser relève à présent du parcours du combattant, et je peine à retrouver mon plat de pâtes dans cette forêt de cartons, de monstres respectables et de babioles incongrues. Mon beau-père pose les étagères, ma belle-mère s'affaire partout, rangeant une armada de serviettes et de gels douche dans les placards de la salle de bain, un bataillon de torchons et de casseroles dans ceux la cuisine, posant des poubelles en plastiques de genres divers dans toutes les pièces. Elle me demande, pour m'intéresser, où je veux mettre le tapis turquoise brodé d'oiseaux rose rhubarbe mais, garante du bon goût, décide finalement seule de le dérouler au milieu de la pièce principale. La grosse télé prend place sur ma table basse qui, à moitié recouverte par le poste, est soulagée de ne plus avoir à afficher sa pauvreté désolante au sein de ce déferlement exubérant. Mon matelas est relégué dans un coin du vestibule et le clic-clac trône maintenant au milieu de la chambre, revêtu d'une literie flambant neuve.

J'avoue perdre un peu pied, tandis que j'essaie de ne pas plonger ceux qu'il me reste dans mes pâtes au gruyère. Aurélien, assis sur un carton, mange un sandwich à la rosette en regardant son père aligner consciencieusement ses livres de médecine sur les étagères nouvellement posées. Je m'assois à côté de lui. Il me prend la main, m'embrasse la joue et me dit, entre deux bouchées de rosette :

"Il était temps que j'arrive, hein ?"

jeudi 8 septembre 2011

Seule dans l'appartement. Il n'est toujours pas meublé. Dans la voiture qui allait me livrer sans état d'âme à mon destin d'étudiante, mes parents avaient chargé un matelas deux places, une vieille table basse et un peu de vaisselle. Pour ma part, en plus de mes vêtements et de mon nécessaire de toilette, j'avais pris un sac de couchage, des coussins et des livres. Difficile de ne pas me croire toujours en vacances alors que j'ai l'impression de camper tous les jours. Mais pour faire l'effort de me rendre à Ikéa, je vais attendre qu'Aurélien soit là.

J'aime la solitude mais je n'aime pas être seule. C'est peut-être paradoxal, mais c'est ainsi. Quand je suis dans ma chambre, chez mes parents, je peux rester des heures à écouter de la musique, à lire, et j'éprouve très rarement le besoin d'aller chercher un peu de compagnie auprès de ma famille. Mais être seule dans un appartement vide, surtout à la tombée de la nuit, cela me terrifie. Il me vient alors des peurs enfantines : une fois au lit, je n'arrive pas à éteindre la veilleuse. Il me faut d'abord vérifier que la porte d'entrée est bien fermée à clé. Si ce n'est pas le cas, je la ferme, mais je crains alors qu'un tueur soit caché dans l'appartement. Après vérification soigneuse de tous les recoins sombres, ce sont les craintes irrationnelles qui font leur apparition. Comme si j'avais dix ans de moins, j'ai peur de voir surgir des monstres, des vampires et des fantômes. Un craquement de source inconnue, l'ombre déformée d'un objet quelconque me donnent des sueurs froides. Je finis toujours par m'endormir, mais j'oublie bien souvent d'éteindre la veilleuse.

Les jours de la semaine s'égrainent rapidement : je vais en cours de 8 à 18 heures et je dors peu. Mes terreurs nocturnes sont à peu près les seuls moments qui sont véritablement à moi, après avoir passé la journée en classe et fait mes devoirs pour le lendemain. Malgré cela, je dois dire que, globalement, on nous ment sur la prépa. Ce n'est pas un univers impitoyable peuplé de génies prétentieux et individualistes et de professeurs glaciaux et sadiques. C'est au contraire une petite communauté qui entend intégrer au mieux chacun de ses membres pour pouvoir se serrer les coudes dans l'épreuve. Quant au niveau, il n'est pas si élevé. Ce qui change, c'est le système de notation. En hypokhâgne, un 10/20 signifie "très bien", un 8 "pas mal", un 6 "moyen" et un 4 "un peu faible". Mais on ne nous demande rien d'infaisable. Il me semble que, dans une certaine mesure, une fac de lettres serait plus angoissante : le niveau y est réputé plus faible, mais les étudiants sont livrés à eux-mêmes dans un flot d'analyses d'oeuvres et de théories linguistiques. Ici, on pourait presque dire que nous sommes choyés par nos professeurs, qui nous tiennent la main sur le chemin de la connaissance et nous bordent chaque soir d'une épaisse couche de devoirs pour tenir notre cerveau bien au chaud.

Jusqu'ici, cela me convient.