lundi 5 novembre 2012

Les gens heureux n'ont pas d'histoire. Les gens en khâgne pas beaucoup plus. Deux bonnes raisons pour que je vous abandonne. Je suis amoureuse, très amoureuse, plus que je ne l'ai jamais été. Et je suis débordée, complètement débordée, plus que je ne l'ai jamais été. Ma vie, en ce moment, c'est 90% de dissertation et 10% de baisers. Je trouve que je gère bien la chose. Je suis bien comme je suis, j'essaie de ne pas penser au futur. Je vous tiendrai peut-être au courant. Peut-être pas. L'avenir nous le dira. Mais comme je vous l'ai dit, pour le moment, je me concentre sur le présent.

jeudi 20 septembre 2012

Plus d'un mois sans écrire ! Ce n'est pas que je n'ai rien à dire, c'est que je ne prends plus le temps de le faire. Le temps qui se rafraîchit et un après-midi de relâche perdu dans la frénésie de mes cours me permettront peut-être de m'y atteler aujourd'hui. 

Seccotine et moi avons déménagé dans un studio plutôt lumineux situé un peu en périphérie du centre-ville. Ex-Belle-Maman n'ayant pas guidé mon choix, peut-être possède-t-il un certain nombre de défauts : les commerces ne sont pas tout près, il y a un peu de vis-à-vis dans le salon... Mais c'est un petit appartement calme, avec beaucoup de charme et nous nous y plaisons bien. C'est la première fois que je vis seule (seule humaine, j'entends) et c'est très reposant. Quand je rentre chez moi, toute la pression de la journée retombe  et je n'ai plus à me soucier de paraître aux yeux de quiconque.

Je n'exclue pas pour autant l'idée d'emménager avec Paul un jour. Quand je suis dans mon appartement, je ne souffre pas de la solitude, mais Paul me manque. J'ai hâte d'être le lendemain pour qu'il vienne me chercher à la sortie du lycée. On flâne un moment dans les ruelles ensoleillées, on fait une halte dans un parc pour se raconter nos journées et il me raccompagne chez moi. La semaine, il n'entre pas car tout n'est pas toujours bien rangé, le ménage date parfois un peu et Seccotine a souvent fait des siennes, cassant un bibelot par ci, déchirant un rideau par là. Il me quitte donc à ma porte, me serre contre lui et m'embrasse avec douceur en me souhaitant une bonne soirée. Si l'appartement est dans un état acceptable, j'autorise parfois une petite caresse à Seccotine. Mais normalement, il n'entre chez moi que le week-end. Le week-end, nous passons ensemble quarante-huit heures non stop.

Quand je fais le compte des heures passées avec Paul à dire n'importe quoi, à rire, à s'embrasser, à faire l'amour, je suis effrayée de constater que je consacre moitié moins de temps à mes études que l'année dernière. L'année dernière, Aurélien travaillait tout le temps et je n'avais d'autre choix que de l'imiter car, dans le cas contraire, je me sentais complètement désœuvrée. A l'inverse, Paul travaille peu pour sa licence d'histoire de l'art : chaque soir, nos balades durent une heure ou deux, et le week-end, quand j'essaie de revoir mes cours, il se contente de me regarder faire avec deux grands yeux bleus qui ne favorisent pas la concentration. Invariablement, je finis dans ses bras, à l'écouter me raconter des histoires édifiantes à l'oreille, et, bercée par sa voix toute douce, je me prends à rêver que le week-end ne finisse jamais.

Conséquence de cela, mes notes baissent et j'occupe de moins en moins le haut du podium en prépa. Mes profs s'inquiètent, certains s'enquièrent de ma santé, de celle de ma famille. Mais non, désolée, je n'ai aucune excuse. Et si je rate le concours de l'ENS au printemps prochain, ce sera uniquement de ma faute.

Parce que je suis amoureuse.

vendredi 17 août 2012

Peut-on échapper à sa condition ? Je crois que je serai toute ma vie, et bien malgré moi, une fille de riches.

Comment expliquer autrement que je puisse prendre deux mois de vacances quand la plupart de mes camarades de khâgne travaillent tout l'été ? Ce n'est pas que je n'en ai pas envie, ce n'est pas que je n'ai pas cherché, c'est que je n'ai pas trouvé. Parce que de toute évidence, mon CV était inintéressant et mes lettres de motivation, insipides. Parce que je n'ai pas de piston et que je n'ai pas l'air d'une travailleuse. Peut-être aussi parce que je manque aussi de pugnacité, que trois refus me suffisent pour m'avouer vaincue. Mes parents voudraient que je travaille, pour m'apprendre la réalité de la vie, pour me rendre plus autonome, car le travail est la première valeur bourgeoise. Cependant, quoiqu'il arrive, ils subviennent à mes besoins. Ils me croient, quand je leur dis que je n'ai rien trouvé car le marché de l'emploi est en crise et la concurrence, trop rude. C'est moi qui me sens coupable quand je vois Paul trimer toute la journée dans une usine de conserves de légumes. Moi, je n'ai pas frappé à la porte de l'usine. L'idée ne me serait même pas venue à l'esprit. Pas grand chose ne me vient à l'esprit, d'ailleurs, quand il s'agit de jobs d'été : une fois écumés tous les supermarchés de la ville, il ne me reste plus qu'à attendre. Un mois. Deux mois. Trois mois. La fin des vacances. Quand quelque chose m'effraie, j'ai tendance à l'inertie. Travailler m'effraie. Je suis une fille de riches.

 Pour autant, je ne peux pas dire que je m'ennuie. J'ai des tas de livres à lire pour l'année prochaine et Paul me prête des tas de films de science-fiction "pour ma culture".

Je cherche un nouvel appartement, toute seule cette fois. Ma mère a bien fait mine de m'aider au début, mais je crois que ça lui a rapidement cassé les pieds. Quand elle a voulu m'inscrire à une agence, je lui ai répondu que je me débrouillerais avec les annonces de particuliers. Pour le moment, j'habite toujours notre ancien appartement et Aurélien... je ne sais pas vraiment ce que fait Aurélien. Des allers-retours entre l'appartement de sa belle et la maison de ses parents, j'imagine. Nous ne sommes pas vraiment restés "bons amis". Nous ne sommes pas fâchés non plus, mais nous ne nous parlons plus. Nous ne nous parlions déjà pas beaucoup du temps où nous étions ensemble.

Paul m'a proposé, l'air de rien, une collocation. En tout bien tout honneur, deux chambres séparées bien sûr. A l'en croire, ce serait plus économique qu'une chambre du crous pour lui ou qu'un studio pour moi (en bonne fille de riches, je pars du principe que je n'ai pas le droit aux chambres du crous et je n'ai pas songé une minute à en faire la demande). Mais si cela me tente de vivre avec lui, je ne crois pas que cela soit une bonne idée d'en venir à là si vite. Je sais qu'il ne me faudra pas deux jours pour aller dormir dans son lit, et je n'ai pas envie de précipiter les choses. Nous ne sommes même pas vraiment ensemble : c'est un très bon ami, mon meilleur ami probablement, qui me fait des baisers dans le cou à la dérobée. Car Paul est timide : jamais il n'oserait aller plus loin sans mon autorisation. Et moi, je n'ai pas envie de passer tout de suite à autre chose, je veux avoir l'impression que les années avec Aurélien ont au moins un peu compté pour un de nous deux.

Pour le moment, je consacre donc mes après-midi à la recherche d'un appartement pour Seccotine et moi. Une vingtaine de mètres carré. Meublé de préférence. Avec un grand lit si possible.

vendredi 3 août 2012

Mercredi, je suis rentrée chez mes parents. Pendant tout le trajet en train, d'épais nuages noirs s'amoncelaient dans le ciel. Quand je suis arrivée à la gare, l'orage a éclaté. Mon père n'a pas osé sortir de la voiture. Lorsque j'ai enfin pu m'y réfugier à mon tour, j'étais déjà trempée. Sur la route jusqu'au village, nous sommes restés silencieux : le bruit de la pluie mêlée de grêlons qui battait la carrosserie était bien assez assourdissant. A peine sortis de voiture, nous avons couru jusqu'à la maison. J'avais l'impression d'avoir amené l'apocalypse avec moi.

Presque un mois s'est écoulé depuis la fin des cours, et je n'étais encore jamais rentrée. J'avais peur de la réaction de mes parents, après ce qu'il s'est passé avec Aurélien. Ils l'aimaient beaucoup, comme le fils qu'ils n'avaient pas eu peut-être, et je ne me sentais pas en droit de leur enlever. J'étais honteuse de revenir seule, moi, la petite rouquine dénuée d'intérêt, de prétendre que j'étais leur véritable fille et que le beau jeune homme solaire qu'ils avaient connu n'était qu'un imposteur. C'était au-dessus de mes forces.

Et puis ma mère m'a envoyé un message :

"Tu as prévu de rentrer à la maison un jour ? Papa est en vacances ces deux semaines, il peut aller te chercher à la gare, si tu veux."

Évidemment, elle savait. Peut-être Aurélien avait-il déjà ramené la fille de médecine chez ses parents et, les nouvelles allant bon train dans le coin, mes parents en avaient-ils entendu parler. Ou peut-être la mère d'Aurélien avait-elle pris l'initiative de téléphoner à ma mère pour la mettre au courant : 

"Tellement désolée pour votre fille, Madame. Perdre un beau parti comme mon fils. Enfin, c'est la vie, elle s'en remettra."

Toujours est-il qu'on m'a épargné la peine de devoir l'annoncer moi-même. On a même fait mieux puisque, visiblement, on s'est strictement interdit de m'en parler. Comme si les deux ans précédents n'avaient jamais existé, comme si j'avais toujours été la pauvre gamine terne et seule que je suis à présent. Ni ma sœur, ni son mari, arrivés ce matin avec leur bambin (il marche, maintenant, comme le temps passe !), n'ont dérogé à la règle. Je m'attends à ce que d'une minute à l'autre quelqu'un, n'y tenant plus, l'évoque en disant : "celui dont on ne doit pas prononcer le nom". Mais cela n'arrive pas. Chacun tient sa langue.

J'ai apporté un cadeau pour l'anniversaire de Lucas. Deux mois en retard. Mais personne ne m'en fait la remarque. Tout le monde s'exclame "Oh, comme c'est gentil." C'est un sorte de piano avec des énormes touches qui imitent les bruits des animaux de la ferme. J'ai beaucoup pensé à Agathe en le choisissant : je me suis dit que ça la mettrait probablement sur les nerfs et ça m'a fait rire. Paul m'accompagnait au magasin de jouets, ça l'a fait rire aussi. On avait l'impression de commettre un méfait. En effet, Lucas prend un vif plaisir à taper de toutes ses forces sur toutes les touches et le cercle des adultes, réuni de toute urgence en conseil de guerre, prend rapidement la décision de retirer momentanément les piles de l'appareil.

"On y jouera à la maison, Lucas, hein. On va le remettre dans le paquet et remercier Tata Madeleine."

Les commérages de villages ayant tout de même leurs limites, personne ne sait encore pour Paul. Mais qu'on laisse un peu ma vie sentimentale de côté pour le moment, cela me va parfaitement.

mercredi 18 juillet 2012

Il y a toujours un moment, cependant, où on est obligé d'affronter le reste du monde. Quand les placards et le frigo sont vides, il faut bien aller faire les courses. Quand nos amis, inquiétés par des sms sans réponse et un répondeur omniprésent, finissent par envoyer un éclaireur sonner chez nous, il faut bien lui ouvrir.

C'est la douce Manon aux cheveux blonds qui est aujourd'hui à ma porte. Puisqu'elle a fait le déplacement et qu'il serait grossier de la renvoyer chez elle, je lui propose de prendre un thé. Je ne suis pas à court de thé, c'est déjà ça. Comme c'est la raison de sa venue, je lui expose brièvement mon problème :

"Aurélien est parti."
"A cause de Paul ?"
"Non, à cause d'une fille en médecine."

Manon pose sa tasse et me prend dans ses bras. Une seule question, je m'en tire à bon compte. Je suis soulagée qu'elle n'ajoute pas : "C'est un mal pour un bien", "Ce n'était pas un type pour toi" ou "Les hommes, tous des salauds". J'espère qu'elle transmettra l'information aux autres : ça m'évitera de rabâcher sans cesse la même histoire. Après tout, c'est bien pour ça qu'elle est venue.

Après son départ, j'allume mon téléphone portable. Cela fait plusieurs jours qu'il est éteint. J'y trouve des textos banals : "Alors, ces vacances, comment ça se passe ?", des textos insolites : "Je suis allée au musée archéologique hier et j'ai vu des chats momifiés. Ça m'a fait penser au tien.", des textos angoissés : "Tu as reçu mon message ? Comme je n'ai pas de réponse et que ça fait déjà trois jours... enfin, te sens pas obligée de répondre...", des textos d'avertissement : "Hey, Madeleine, j'ai pensé que je pourrais passer chez toi voir si tout va bien, ok ? Si ça te dérange, tu me dis..." Sur la messagerie vocale, même combat, j'ai des : "Coucou Madeleine, c'est Anna, je voulais juste savoir comment ça va. Rappelle-moi quand tu seras disponible." et des "Salut Madeleine, c'est Manon. Juste pour te dire que je suis en route pour chez toi. Si tu ne veux pas de moi, il est toujours temps de me faire rebrousser chemin..."

Il n'y a pas de message de Paul. Est-il tout de même inquiet, lui aussi ? Est-il seulement au courant de ma grève communicationnelle ? S'il n'a pas essayé de me joindre et que les autres ne lui ont rien dit, il se peut fort qu'il n'en sache rien. Il en apprendra sûrement la raison. Nul doute que quelqu'un lui vendra rapidement la mèche, comme si ma rupture le concernait au premier plan. Je ne sais pas pourquoi, j'éprouve de la répugnance à cette idée. Comme s'il n'avait pas à l'apprendre de quelqu'un d'autre. Je ne veux pas qu'il l'apprenne de quelqu'un d'autre.

Je compose le numéro, il décroche, et nous parlons. Pendant des heures.

jeudi 12 juillet 2012

Première semaine de vacances. Le ciel est très bleu, il fait très beau, il fait très chaud. Si je n'étais pas aussi pragmatique, je croirais que la météo cherche à me narguer.

Je suis seule en effet, dans mon grand appartement, seule avec Seccotine, qui se roule toute la journée dans les plaques de soleil, qui semble parfaitement heureuse. Je ne veux pas sortir. Pas tout de suite. Les placards sont encore pleins, j'ai suffisamment à manger, je n'ai aucune raison de sortir. Je ne veux pas affronter le monde toute seule, et je ne veux pas voir les gens. Je me suis écrit ma petite tragédie personnelle et je respecte l'unité de lieu.

Les derniers jours de classe se sont passés sans heurt. Nous n'avons pas regardé de film comme lorsque nous étions au collège, mais certains profs se sont quand même donné le peine de rendre leurs derniers cours ludiques. Nous avons étudié des poèmes érotiques en latin, fait des quizz en histoire, des pendus en grec ancien. Enfin, élèves et profs se sont tous réunis pour faire un goûter d'adieux dans la cour. Nous avons en effet souhaité "bonne route" à un tiers de la classe, Paul compris.

Notre séparation a été douce. On s'est promis de s'écrire régulièrement, de se donner des nouvelles. On n'a pas prévu de se revoir, pas pour le moment, comme si la venue de l'été signait la fin de notre parenthèse. Il a passé sa main dans mes cheveux, et m'a embrassé sur la joue. Et chacun est parti de son côté.

C'est Aurélien, nouvellement étudiant en deuxième année de médecine, qui a jeté le premier pavé dans la mare. Un soir, alors qu'on dînait, il m'a dit, l'air de rien :

"Et l'année prochaine, qu'est-ce qu'on fait pour l'appartement ?"

La question m'a surprise. Je n'avais jamais envisagé de quitter l'appartement et je me demandais ce qu'Aurélien pouvait bien lui reprocher. J'ai soupçonné, un instant, qu'il avait deviné. J'aurais dû saisir la perche fabuleuse qu'il semblait me tendre et tout lui avouer. Me remettre tout de suite ne position de force. Mais je me suis contentée de lui demander :

"Pourquoi ?"

Il a eu l'air embarrassé, un air que je ne lui connaissais pas, lui qui paraissait sans cesse regarder tout le monde de haut.

"Écoute, Madeleine, j'ai rencontré une fille, en médecine. Ça fait plusieurs mois. Et je crois que toi et moi, on a fait le tour. Tu vois bien qu'on n'est plus vraiment sur la même longueur d'onde."

En toute logique, j'aurais dû tenter de cacher ma joie. En réalité, j'ai été incapable de dissimuler ma stupeur. Tout ce temps, j'avais pensé que le choix était entre mes mains ; à présent, j'étais au pied du mur. Quand j'ai recouvré l'usage de la parole, je me suis entendue répliquer :

"Eh bien, si tu l'aimes tant, ta nouvelle copine, va donc passer la nuit chez elle !"

L'ironie de cette remarque compte tenu de ma propre situation ne m'a pas frappée : j'étais furieuse, incapable de prendre de la distance. Aurélien m'a obéi et a quitté l'appartement sans protester.

"Et je garde le chat !" ai-je crié dans le couloir

Et j'ai fondu en larmes. J'avais le numéro de Paul, je ne l'ai pas utilisé. A partir du moment où Aurélien a évoqué cette fille, je suis devenue une victime : toutes mes fautes ont été lavées et l'objet de mon crime, oublié.

samedi 23 juin 2012

Jeudi, c'était la fête de la musique. Je me souviens avoir déjà écrit sur ce sujet il y a un an. Je précisais alors que c'était le solstice d'été. Il me semble que, depuis, mes préoccupations ont bien changé !

A notre âge, on change énormément en un an. Surtout quand on quitte sa famille, quand on loue son propre appartement, quand on s'installe en couple, quand on sort des filières générales d'enseignement pour faire d'un domaine sa spécialité. Il y a un an, je passais mon bac, toutes les portes s'ouvraient à moi et je me demandais laquelle emprunter. Je ne peux pas dire que cette année de prépa m'ait apporté beaucoup de réponses. Au contraire, je crois qu'elle n'a fait que rendre les questions que je me posais plus pressantes : suis-je au bon endroit ? suis-je avec la bonne personne ? suis-je moi-même la personne que je voudrais être ? Je me doutais que tôt ou tard, on me demanderait de faire des choix, on me poserait de nouveaux ultimatums. Mais j'ignorais sous quelle forme ils se présenteraient.

Je suis allée à la fête de la musique avec des personnes d'hypokhâgne (Aurélien, de son côté, sortait avec des gens de médecine). Nous formions un groupe de cinq : il y avait mes trois meilleures amies et Paul.

Nous avons fait le tour des groupes de la ville et nous nous sommes finalement installés dans un petit bar, en face d'un groupe de jeunes gens qui jouaient de la musique irlandaise. Les autres filles sont allées danser : les cheveux blonds de Manon virevoltaient autour de sa tête, la longue jupe rouge d'Isabelle semblait flamboyer en tournant et les nombreux bijoux d'Anna tintinnabulaient en rythme. Paul et moi, plus timorés, les observions en riant, nos verres à la main. Puis, Manon est venue chercher Paul pour l’entrainer dans la danse et Anna, les joues rouges, s'est assise en face de moi. Nous avons regardé Manon et Paul danser ensemble. Isabelle tapait dans ses mains pour les encourager. Paul était maladroit, mais semblait prendre plaisir à l'exercice. C'est alors qu'Anna m'a demandé, assez fort pour couvrir la musique :

"Quand est-ce que tu vas quitter ton copain ?"

J'ai jeté un bref coup d’œil aux danseurs. Bien sûr, ils n'avaient rien entendu.

"Pourquoi est-ce que je quitterais mon copain ?"
"Parce que si tu ne le quittes pas, qu'est-ce que tu comptes faire de Paul ?"

Anna est mon amie mais elle est peut-être plus encore l'amie de Paul. Il est impossible de ne pas être l'ami de Paul, parce qu'il est drôle, amical, doux et attentionné. Il appelle la sympathie et la protection. Et Anna est typiquement le genre d'aventurière sans peur et sans reproche encline à le prendre sous son aile. Anna est tout ce que je ne suis pas et tout ce que j'aime chez les autres filles : elle est inscrite à plus de clubs et d'associations que je ne saurais en citer, elle collectionne les bocaux de bestioles dans du formol et elle organise régulièrement des murder party sur le thème d'Harry Potter. Au lycée, elle aurait surement été rangée sous l'étiquette "bizarre et inquiétante", en prépa, elle représente le summum du "cool".

"Paul, a-t-elle repris, il faut qu'il vive sa vie aussi. Il faut qu'il puisse aller à la fac s'il en a envie, et il faut qu'il puisse y rencontrer d'autres filles si toi, tu ne veux pas de lui. Il ne peut pas passer sa vie à t'attendre."
"C'est lui qui t'a demandé de me dire ça ?"
"Non, tu sais bien que ce n'est pas son genre, à Paul. Paul, il ne veut pas déranger, il ne veut brusquer personne, surtout pas toi. Mais moi, je te demande de prendre une décision, parce qu'il reste deux semaines de cours, que vous n'aurez sûrement plus beaucoup l'occasion de vous voir après et que ce serait terriblement dommage si vous passiez à côté de quelque chose."

Je ne me suis pas mouillée : comme l'année dernière, j'ai choisi la prépa, et j'ai choisi Aurélien. C'est ce que j'ai dit à Anna, que je n'étais pas prête à tirer un trait sur ce qui semblait le plus solide dans ma vie en ce moment. Elle a haussé les épaules, comme si, après tout, ça ne regardait que moi, mais son regard exprimait clairement son désaccord.

Paul est revenu s'assoir en face de moi, Anna est repartie danser, et la soirée s'est terminée ainsi. A minuit, nous nous sommes fait des accolades de bonne nuit et nous nous sommes dit à demain en cours. Mais la fin de cette soirée avait un goût d'adieux définitifs.

mardi 12 juin 2012

L'année scolaire touche à sa fin. Les pulls ont été lavés et mis au placard, les sandales ont revu la lumière du jour et il n'y a guère que la pluie qui, occasionnellement, nous incite encore à nous couvrir.

Nous avons eu les résultats de notre concours blanc. Objectivement, j'ai été mauvaise. Mais j'ai été relativement meilleure que la plupart de mes camarades. Nos professeurs ayant noté large, la moyenne se trouve être 7. Ainsi, mon 11 de moyenne me vaut l'admiration et le respect de ma classe. La prépa est vraiment un monde à part.

L'annonce de ces résultats a eu pour effet immédiat une démotivation massive. Nombre d'hypokhâgneux évoquent à présent la possibilité de s'inscrire à l'université. Paul, qui a eu 6 de moyenne à ses examens blancs, aimerait obtenir une équivalence pour entrer en deuxième année d'histoire de l'art, mais je le sens réticent à l'idée de me laisser derrière lui. En effet, je n'ai encore jamais laissé entendre que je pourrais quitter la prépa. Toutefois, son revirement me fait réfléchir.

Que je réussisse ou non le concours d'entrée à Normale Sup, je n'arrive pas à envisager quel avenir s'offrira à moi après ces deux ans. Je continuerai certainement le plus loin possible, pour éviter d'avoir à me poser des questions, mais arrivée au terme de dix ans d'étude, serai-je plus avancée ? Normalien et thésard, et a fortiori normalien thésard, ne sont pas des métiers. L'idée de rompre dès aujourd'hui avec l'objectif de faire une brillante carrière dans un domaine encore très indéterminé me séduit plus que je n'ose l'avouer.

Paul caresse le rêve de devenir antiquaire et nous fait remarquer en riant que peu de "petits commerçants de quartier" se sont donnés la peine de faire une khâgne. Est-ce que mes rêves à moi nécessitent de me donner la peine de faire une khâgne ? Ou est-ce qu'une licence suffirait à me donner un bagage universitaire et un peu de temps pour réfléchir à la suite ? Je n'ai pas de rêve de grandeur, j'aimerais seulement trouver ma voie, vivre ma vie et me faire oublier du reste du monde.

Ce soir, c'était carottes râpés et jambon blanc. J'ai ajouté mon avenir au menu.

"Je me dis que peut-être, l'année prochaine, je pourrais arrêter la prépa. Faire une licence de lettres classiques, peut-être, ça pourrait être intéressant. Plus proche de ce que moi, j'aime."

Aurélien a pris une grosse fourchetée de carottes, a mâché longuement et a répondu sans même lever les yeux de son assiette :

"Je pense que ce serait une erreur."

Et la discussion a été close.

samedi 26 mai 2012

Une fois n'est pas coutume, il fait beau, aujourd'hui. Il fait très très beau. Le soleil entre par les fenêtres grandes ouvertes, forme des mares de lumière sur le parquet. J'entends quelques oiseaux chanter et là, au cœur de cette grande ville encore étrangère, j'ai l'impression d'être dans ma chambre, chez mes parents, chez moi.

Mais je n'y suis pas, et je ne peux pas courir dans le jardin, m'étendre sur l'herbe et laisser le soleil brûler ma peau trop claire. Nous sommes fin mai, j'ai des concours blancs à réviser et nos profs nous ont prévenus qu'à moins de nous y mettre très sérieusement, nous ne récolterions qu'une claque monumentale. Nous ne sommes qu'une prépa de province, nous ne formons pas des champions à la chaîne, rares seront les élus. L'année passée n'a pas été de la rigolade, nous avons eu énormément de travail et une bonne dose de pression, mais l'enjeu était lointain. A présent, il est palpable.

J'expérimente ce qu'a pu ressentir Aurélien, ce que c'est que de travailler dur quand une personne à côté de vous semble se la couler douce. Il passe à présent des heures dans notre chambre, à tapoter sur l'ordinateur, à regarder des DVD, à lire des bouquins policiers ou des magazines de science-fiction. Je n'existe finalement pas beaucoup plus qu'avant. Du statut d'inquiétante distraction, je suis passée à celui de terne compagnie.

Il est midi, je hausse la voix :

"Aurélien ?"

Un grognement censé me donner signe de vie traverse difficilement la paroi de la porte de la chambre.

"Tu pourrais faire à manger."

Du bruit confus, un soupir parfaitement audible, un mouvement de poignée et Aurélien apparaît à la porte de la chambre, ébouriffé, un magazine à la main. Il a l'air d'un enfant au sortir du lit, il est beau et émouvant, si peu apprêté, baignant dans la lumière du salon. Mon agacement retombe momentanément.

 "Il y a quoi dans le frigo ?" grommelle-t-il.

Tant de mauvaise volonté me révolte à nouveau.

"Je ne sais pas, c'est toi qui as fait les courses."

"Je crois qu'il n'y a plus rien. On ferait mieux de manger dehors."

C'est sans doute de ma faute si je ne comprends pas qu'on puisse avoir la flemme de mettre des pâtes dans l'eau. Je maîtrise ma colère, je réplique calmement.

"Mange en ville si tu veux. Moi, je n'ai pas le temps."

Aurélien passe une main dans ses cheveux dans l'espoir de les discipliner, enfile des chaussures, glisse son portefeuille dans la poche arrière de son jean et me lance :

"Ok, je vais aller voir des amis. Je pense qu'on passera l'après-midi ensemble. Ne m'attends pas avant ce soir."

Et il quitte l'appartement.

Je me lève, me dirige vers le placard, attrape une casserole, fais chauffer de l'eau. Mais je fulmine, mes gestes sont brusques et maladroits, je fais tomber le paquet de pâtes, placé en équilibre instable sur un bout d'étagère. Les coquillettes se dispersent dans toute la pièce, se cachent sous les meubles, prennent le soleil sur le parquet doré, craquent sous mes pieds à chacun de mes pas.

J'éteins le gaz, vide la casserole et prends mon téléphone.

"Coucou, tu es occupé ? Tu as déjà mangé ? J'ai pensé que peut-être, on pourrait prendre un sandwich et réviser ensemble le concours blanc. Je sens ma motivation faiblir, ça me ferait du bien de me sentir soutenue. On se retrouve au Point Chaud ? Super, à tout de suite."

Et je quitte à mon tour l'appartement, laissant Seccotine s'amuser avec les dizaines de pâtes répandues sur le sol.

jeudi 17 mai 2012

Depuis deux semaines, le concours d'Aurélien est terminé. La pression est retombée. Aurélien est un être pragmatique : il sait qu'il ne sert à rien de se rendre malade pour une chose à laquelle on ne peut plus rien changer. Et je crois qu'il est plutôt content de lui. Il sait qu'il a fait des erreurs mais a assez de recul pour reconnaître que, dans l'ensemble, ses épreuves se sont bien passées.

Libéré du poids de ses études, il a redevenu un jeune homme chaleureux et spirituel, sociable et amoureux. Il a de petites attentions quotidiennes pour moi, il cherche à me faire rire et se veut sexuellement inventif. Nos étreintes n'ont plus ce caractère mécanique qu'elles avaient pris lorsque Aurélien ne pouvait détacher son esprit de ses révisions. Pour la première fois peut-être depuis notre emménagement dans cet appartement, je comprends ce que c'est que de vivre à deux. De vivre vraiment à deux.

Nous avons enfin pris le temps d'aller voir nos parents. Après de brèves retrouvailles avec nos familles respectives, Aurélien m'a emmenée en voiture dans la ville de notre lycée. Nous avons longé le canal derrière le bâtiment et, assis l'un contre l'autre sur le muret en pierre qui surplombe l'eau verte, nous nous sommes embrassés, ardemment, tendrement, savamment, comme nous nous embrassions aux premiers temps de notre relation. Je n'avais jamais réalisé à quel point le souvenir de ces premiers baisers m'était précieux, à quel point ce canal et ces baisers me manquaient jusqu'à présent.

De retour chez nous, le charme ne s'est pas dissipé. Quand je rentre le soir après une journée de travail, je trouve Seccotine et Aurélien qui m'attendent, tout ronrons et sourires, et je me sens bien, je me sens à ma place, en sécurité, dans une bulle douillette et protectrice, que je ne voudrais quitter pour rien au monde.

Tous les matins, pourtant, la vue et la voix de Paul provoquent un incontrôlable serrement de mon cœur, une irrésistible chaleur dans mon ventre, et me troublent plus que jamais.

mardi 1 mai 2012

Grand et franc soleil pour ce 1er mai. Après des jours et des jours de pluie et de froid, il nous faudra certainement un peu de temps pour nous réhabituer au printemps.

Je suis en vacances. Pas Aurélien. Aurélien est en révisions. Ses examens sont la semaine prochaine. Hors de question, donc, de passer cette semaine chez nos parents. Il a repris ses médicaments, ses crises d'angoisse et ses insomnies. Et il a oublié plus ou moins totalement mon existence. Au mieux, je ne suis plus pour lui qu'une dangereuse réserve d'imprévus dans son programme de révisions bien rodé.

Alors aujourd'hui, quand quelques amis de prépa m'ont proposé de participer à une pique-nique pour nous détendre de nos propres révisions (qui ne sauraient cependant avoir autant de valeur que celles d'Aurélien, l'enjeu étant complètement différent), j'ai accepté sans hésiter une seconde. C'est ainsi que nous nous sommes tous retrouvés à midi devant l'entrée du grand parc situé un peu en périphérie de la ville.

Paul  était venu, bien ne soit pas originaire d'ici. Lui et moi étions deux exilés de la campagne parmi les citadins pure souche et la situation n'était probablement pas due au hasard. C'était la première fois que je restais ici pour les vacances, et c'était la première fois que Paul restait également. Peut-être était-ce simplement dans le but de réviser plus efficacement, ou peut-être cela n'avait-il rien à voir avec les révisions et tout à voir avec moi (alors, ironiquement, en réglant ses déplacements sur les miens, Paul les réglait sur ceux d'Aurélien).

Nous nous sommes tous salués, et il m'a semblé que Paul s'attardait plus longtemps sur mes joues que sur celles des autres filles. En nous enfonçant dans le parc, nous nous tenions un peu à l'écart du groupe. Il me regardait sans rien dire et je lui lançais des sourires amusés, qui se voulaient moqueurs. Cependant, parmi nos camarades, personne n'était dupe et on commençait déjà à m'appeler Arthur dans mon dos (car ce genre de blague était jugée très drôle en hypokhâgne).

L'organisatrice du pique-nique a sorti une grande couverture de son sac à dos et nous nous sommes assis dessus en cercle. D'un même mouvement, nous avons tous sorti nos victuailles. Pour rendre la chose plus conviviale, chacun avait été chargé de préparer un plat pour tout le groupe. Il y avait la traditionnelle quiche froide, le traditionnel cake salé et le traditionnel gâteau marbré. Certains, plus originaux, avaient apporté des mini-pizzas, des tartelettes et des cupcakes artistiquement décorés. J'avais fait une salade composée et Paul, une salade de fruits. Nous étions la touche de fraîcheur du repas et, à l'évidence, nous étions aussi celle de l'assemblée, qui riait de la timidité de Paul et de ma candeur quand nos mains se frôlaient sans oser se toucher et que ma peau de rousse prenait brusquement la teinte des tomates cerises de ma salade.

Nous ne nous sommes séparés qu'au milieu de l'après-midi, après avoir beaucoup mangé, beaucoup discuté, beaucoup ri et beaucoup flâné le long des allées arborées, heureux d'être ensemble, savourant notre oisiveté collective. En partant, Paul s'est une nouvelle fois attardé sur mes joues pour me dire au revoir et, trouvant sans doute que l'instant manquait encore de romantisme, s'est prestement emparé de ma main, l'a baisée en esquissant une révérence et s'est ensuite sauvé sans demander son reste, négligeant de saluer les autres membres du groupe.

De retour à mon appartement, je sens toujours la fraîcheur de ses lèvres sur ma main et j'en frissonne encore.

lundi 16 avril 2012

Il y a bien des jours que je n'ai pas écrit ici. Il aura fallu un dimanche après-midi pluvieux pour que je retourne à mon ordinateur. Il me semble que moins on a des choses à dire, plus on ressent l'envie de les écrire. Comme si romancer ces éléments sans importance pouvait donner à notre vie plus de relief qu'elle n'en a en réalité.

Si je n'écris plus, c'est probablement parce qu'en ce moment, et pour la première fois depuis des années, il se passe quelque chose dans ma vie.

Mon couple avec Aurélien a toujours eu un côté administratif. Il est venu un jour me voir en me demandant si j'accepterais de devenir sa petite amie. Il n'a pas argumenté, il a simplement attendu que je lui donne une réponse. J'ai réfléchi, pesé le pour et le contre. Je le trouvais sympathique, intelligent et bien de sa personne, je ne lui voyais pas de défaut. J'ai dit oui, nous nous sommes embrassés et le pacte était scellé. Un pacte qui impliquait déjà un appartement, un chat, un mariage et des enfants. J'ai appris à aimer Aurélien, il compte énormément pour moi, mais nous avons toujours eu du mal à nous départir de ce côté vieux couple avant l'heure.

Et depuis quelques semaines, il y a aussi ce type de ma classe. Qui ne m'a jamais demandé de devenir sa petite amie. Qui n'a sûrement jamais envisagé de m'épouser ou de me faire des enfants. Qui sait d'ailleurs, comme tout le monde, que j'ai un copain depuis deux ans. Et qui pourtant me donne tous les jours des témoignages d'intérêt et d'affection. Il dit qu'il aime le flamboiement de mes cheveux au soleil et le charme désuet de mes vêtements, mes chemisiers et mes jupes plissées. Il vient me trouver le matin, quand j'arrive, il me parle du temps, des cours, des autres. Il me fait rire, mais je réponds à peine : déjà parce que je parle mal, que je ne suis pas très douée pour la conversation, ensuite parce que je pressens confusément que si je répondais avec trop d'enthousiasme à ses sollicitations, cela signerait ma perte. Ou du moins la perte de tout ce qui est sûr et solide dans ma vie en ce moment.

C'est une chose de perdre un petit ami. C'en est une autre de perdre une belle-famille, un appartement,  toute une identité construite à deux et un certain nombre de projets d'avenir. Ce n'est pas changer un meuble passé de mode dans une pièce, c'est casser toute la maison et la reconstruire entièrement. C'est long, c'est fastidieux et c'est sans garantie de résultat. Ce n'est pas une décision à prendre à la légère.

Et pourtant, cela ne me fait pas aussi peur que cela devrait. Il me semble que l'intimité viendrait naturellement, il me semble que je pourrais l'intégrer dans ma famille et m'intégrer dans la sienne sans problème, il me semble qu'il serait agréable de vivre avec lui. Comme si je pouvais éviter avec lui tous les écueils du couple : la routine, la lassitude, les disputes... Je sais, au fond, que nous vivons sans doute la meilleure période d'une relation, celle où tout est possible, où rien n'a de conséquence, où le désir est à son paroxysme car il n'a pas la possibilité de s'exprimer. Je sais que jamais on ne retrouve cet état de grâce quand on peut à loisir embrasser, toucher et caresser une personne. Néanmoins, céder m'apparaît plus comme un accomplissement que comme une fin. Je me sens résolument déraisonnable.

J'ai du mal à voir clair dans mes sentiments. Il est moins beau, moins brillant qu'Aurélien, promis à une carrière plus médiocre. Mais il me fait plus de bien qu'Aurélien, parce que son regard me rend belle, désirable et unique. Et je ne sais pas s'il me plaît pour lui même, s'il me plaît parce que j'ai besoin de me sentir aimée ou si, d'une certaine façon, j'aimerais uniquement l'utiliser pour faire comprendre à Aurélien que je ne lui appartiens pas pour toujours et que je peux partir en moins de temps qu'il n'en faut pour le lui annoncer.

Mais je sais bien que je ne parlerai jamais de lui à Aurélien. Du moins pas avant d'avoir pris une décision irrévocable.

lundi 26 mars 2012

C'est le printemps. Il fait beau, il fait chaud, la fin de l'année approche doucement et tout le monde est déprimé.

La frustration constante dans laquelle vit ma génération m'effraie. Cette génération pour qui tout est possible et rien ne se fait. Ne serait-ce que dans ma classe d'hypokhâgne. Combien parmi nous se sont imaginés astrophysiciens, vétérinaires pour animaux sauvages, reporters de guerre, conservateurs au Louvre... et se retrouvent à écrire dans la case "Métier envisagé" du questionnaire de rentrée "Prof" ? Et les profs déjà en place d'approuver avec de grands sourires satisfaits : "Parfait, si vous voulez être profs, vous êtes sur la bonne voie !" Mais qui écrirait sans crainte de provoquer l'hilarité générale "Ballerine" ou "Éleveur de chèvres" ? Peut-être que c'était un rêve, mais l'école de danse coûtait trop cher, les études agricoles faisaient pèquenaud et nous étions forts en orthographe. Alors nous nous sommes retrouvés ici, où il n'y a qu'une seule bonne réponse à la question "Métier envisagé". Pour ma part, j'ai préféré ne pas me trahir : j'ai laissé la case blanche.

Au risque de paraître déplacée, de sembler me complaire dans la nostalgie d'un temps que je n'ai pas connu, ce n'était pas comme ça, avant. Mes parents, contrairement à moi peut-être, ne sont pas nés avec un cuillère en argent dans la bouche. Ils se sont faits tout seuls, grâce aux bourses, aux petits boulots et à de longues années d'étude. Ils font partie d'une génération marquée par ce qu'il serait sans doute anachronique d'appeler "l'optimisme d'après-guerre" mais qui y ressemble tout de même un peu. Ils viennent d'une époque où la société connaissait un bouleversement sans précédent, où l'ascension sociale devenait un rêve accessible à chacun, où on pouvait devenir médecin en étant fils d'ouvrier et ingénieur en étant fils de paysan.

De nos jours, tout cela est devenu normal. On ne s'étonne plus de voir un enfant de pauvres devenir un adulte aisé. A l'époque de nos parents, être avocat, c'était super cool ; à notre époque, cela ne suffit plus. Le champ de nos ambitions est illimité. On veut tout, on imagine tant... et au final, on ne sait plus dans quelle direction aller. Mes parents m'ont donné mon indépendance, je les en remercie, mais je suis perdue. Je ne leur rendrais ma liberté pour rien au monde mais elle me pèse. Il m'arrive de penser qu'il m'aurait été plus profitable de suivre une voie imposée dont l'aboutissement rébarbatif mais clair serait un point de repère.

Heureusement pour Aurélien, la médecine est toujours un vieux rêve accessible pour les irréductibles scientifiques qui ont choisi de suivre le flux ascendant mais pas trop de la société. Et moi qui ne peux me résoudre à faire un choix de carrière de peur de devenir comme tout le monde, je jalouse sa normalité. Être avec lui, c'est comme, en haute mer, être maintenu à la surface par quelqu'un qui a une bouée de sauvetage quand on est soi-même lesté de plomb. On se laisse porter en espérant trouver la terre ferme avant d'avoir coulé.

samedi 17 mars 2012

Je suis souvent effarée lorsque certains amis me décrivent la manière dont ils ont été éduqués.

Ils me racontent ça en riant, évoquent leurs déboires passés comme un mal nécessaire, m'assurent que c'est la seule méthode qui vaille pour élever un enfant, une méthode qui a fait ses preuves au fil des générations. Je réalise alors la chance que j'ai d'avoir des parents comme les miens, des parents qui m'ont toujours montré la voie de la coopération, du discours, la voie de la civilisation. Jamais ma mère ne m'a gratifiée d'une paire de claques pour avoir exercé mon droit de citoyenne à la contestation d'un pouvoir despotique, jamais mon père ne s'est laissé envahir par la colère au point de me traîner dans ma chambre en me tirant par les cheveux (s'il l'avait fait, je suis presque certaine que ma mère aurait immédiatement alerté les services sociaux), jamais mes parents n'ont considéré les droits de l'enfant comme une vaste blague gauchiste destinée à spolier les parents de leurs droits les plus fondamentaux. Si c'était été le cas, peut-être rirais-je aussi de ces altercations cocasses entre parents et enfants, mais ce n'est pas le cas. Cela me choque, et il me semble que j'ai raison d'être choquée.

Il est évident que mes parents ont puisé leur inspiration éducationnelle dans un manuel de pédagogie à la mode. Cela ferait probablement rire les partisans de l'éducation au feeling où le plus important est d'écouter son instinct. Un instinct qui suggère de répondre à la violence par la violence, à l'insulte par l'insulte, d'écraser l'autre jusqu'à ce qu'il ne soit plus un problème. Ce n'est pas un instinct de parent, c'est un instinct d'humain : grossier, primaire, qui est étrangement toléré au sein de la famille, mais absolument proscrit au sein d'une société d'adultes. Devenir parent, je pense que cela s'apprend et les méthodes d'éducation douce donnent à mon sens des résultats probants. Parce que nous étions respectées par des parents qui se comportaient avec nous comme des adultes avec des adultes, ma sœur et moi avons rapidement fait preuve d'une grande maturité. Je ne prétends pas n'avoir jamais été désobéissante, insolente, colérique et violente étant enfant (je me suis même autorisée une petite crise d'adolescence le moment venu) mais nos parents se contentaient de sanctionner les manquements aux règles sans se laisser aller à punir ou à reproduire nos mouvements d'humeur. Ils étaient au-dessus de cela, et si nous voulions mériter leur estime, nous devions nous hisser au même niveau de maîtrise de soi.

Pour autant, je ne peux pas dire que mon éducation a été parfaite. Il est en particulier regrettable que les méthodes d'éducation n'expliquent pas plus en détails comment témoigner de l'affection à ses enfants. Nombre de mes amis élevés à la dure, claqués, fessés voire battus pendant leur enfance, me disent n'avoir jamais douté un instant de l'amour de leurs parents. C'est là la grande supériorité de l'éducation instinctive : elle ne ferme pas la porte aux sentiments, qu'ils soient négatifs ou positifs. Pour ma part, même si je le pense, je ne peux pas affirmer avoir été très aimée par mes parents.

Bien élevée, sans doute, bien aimée, je ne sais pas.

vendredi 9 mars 2012

J'ai 18 ans.

En France, l'enseignement secondaire est obligatoire jusqu'à 16 ans. Pour aller au bout de la logique, Aurélien et moi avons décidé de passer le bac. Nous avons alors fait ce que la situation nous imposait : nous avons vécu chez nos parents, nous sommes allés au lycée, nous nous sommes fait des amis. Nous avons réussi notre bac, puis nous avons eu le choix.

Nous aurions pu choisir cet entre-deux (le lycée et la vie professionnelle) qu'est la vie étudiante : vivre dans une chambre sur le campus, sortir avec nos camarades, nous investir dans des associations, suivre quelques cours en fac (à l'occasion), rentrer chez nos parents le week-end pour laver notre linge.

Mais non, nous avons choisi de devenir adultes tout de suite. Nous nous sommes mis en couple, nous avons loué un grand appartement, nous avons acheté une machine à laver, nous avons passé (naturellement, sans réfléchir) nos journées à travailler. Ne nous manquait plus que le chat. Et Seccotine est arrivée.

"Qu'est-ce qu'on mange, ce soir ?" me demande Aurélien, assis sur un fauteuil du salon à lire le Généraliste.
"Carottes et steak haché, ça te va ?"
"Ça va."
"On pourrait sortir après manger. Aller au cinéma."

Aurélien lève les yeux du journal et me regarde comme si je venais de dire une énormité.

"Pourquoi ?"
"Pour... sortir, quoi, se changer les idées..."
"T'as plus de livres ?"
"Si."
"Ben alors ? Tu sais bien qu'il faut que je révise pour mes colles de lundi..."

Je n'insiste pas. Je sors les carottes du frigo, je prends l'économe, je commence à éplucher mes carottes. On ne parle plus. Seuls le scritch scritch de l'économe contre les légumes et le fleuch des pages qu'on tourne parviennent à troubler le silence.

J'ai 18 ans.

"Tu as conscience qu'on vit comme des vieux ?"

Aurélien ne répond pas. La question l'ennuie, probablement. Ou peut-être ne m'a-t-il même pas entendue.

lundi 27 février 2012

Le redoux s'est gentiment installé sur la ville. On commence à pouvoir aérer plus longtemps, et Seccotine découvre les joies de la fenêtre ouverte. Assise sur le plan de travail en face de la fenêtre, elle passe de nombreuses minutes la truffe au vent à humer l'air de la cour. Depuis son bureau, Aurélien la surveille du coin de l’œil, de peur qu'elle ne tombe. Dès qu'elle fait mine de poser une patte sur le rebord, il se lève et l'enlève du plan de travail. Puis il retourne à son bureau et la pose sur ses genoux. Mais Seccotine est trop jeune pour se résigner à l'immobilité forcée : aussitôt elle fuit les genoux hospitaliers et retourne à la fenêtre. Elle s'installe une nouvelle fois, observe la cour un instant et finit par céder aux sirènes du rebord. Sans attendre, Aurélien intervient. Au bout de quelques tours de ce petit manège, Aurélien, excédé, ferme la fenêtre.

samedi 11 février 2012

Mini-chat nous regarde, nous regarde le regarder. "Mini-chat", c'est ainsi qu'on l'appelle depuis son arrivée, depuis plus d'un mois. Parce que c'est un chat, et que c'est une miniature. Quand on l'a eu, on pouvait le tenir dans le creux de la main. Maintenant, il tient toujours dans la main, mais il ne veut plus y rester. Car à présent, Mini-chat est un démon. Mini-chat, qui marchait à peine quand nous l'avons adopté, saute sur tout ce qui bouge -comme nos pieds- ou ce qui ne bouge pas -comme les vieilles chaussettes d'Aurélien. Mini-chat a une corbeille et un arbre à chat mais Mini-chat couche dans les vieux cartons et se fait les griffes sur nos jambes.

"Déjà, est-ce qu'on est sûrs de son sexe ?"

On m'a donné la bête sans me préciser son sexe : soit disant que si petit, on ne pouvait pas encore savoir. Un rapide tour sur internet m'a appris qu'en réalité, le sexe du chaton pouvait être déterminé à la naissance. Mais il m'a fallu visualiser un certain nombre de photos de derrières de chatons pour me faire une idée. Une idée floue. Je suis arrivée à la fragile conclusion que notre rouquin était une rouquine.

J'attrape Mini-chat qui a eu la mauvaise idée de se poster à portée de mains, le retourne et lui soulève la queue.

"Toujours une chatte, aux dernières nouvelles."

"On pourrait l'appeler Minnie, ça nous changera pas trop."

"Autant lui donner un vrai nom d'héroïne littéraire. Comme, je ne sais pas, moi, Albertine."

"Albertine ?! Et pourquoi pas Scarlatine, pendant qu'on y est," s’esclaffe le médecin qui sommeille en Aurélien.

"Et Seccotine ? C'est mignon Seccotine, non ?"

Aurélien applaudit et s'en retourne à ses cours.

"C'est tout ? On l'appelle Seccotine ? Pas plus de débat ?"

"On n'est pas obligés de se battre pour nommer le chat, quand même."

Eh bien, cela promet pour le jour où il faudra nommer nos enfants.

"Hein, Seccotine ?"

Mais Seccotine se moque de l'indifférence d'Aurélien. Seccotine se tortille et parvient à s'extraire de mes mains en glissant comme une sardine. Puis elle grimpe sur les genoux d'Aurélien et s'amuse à attraper son stylo avec ses griffes. Aurélien grogne, la pose par terre mais elle remonte sur ses genoux, grimpe sur le bureau et se couche sur la feuille d'Aurélien, qui la repousse en grognant de plus belle. Seccotine s'assoit, lèche sa patte, vexée, et se couche un peu plus loin sur le bureau.

Deux égoïstes.

mercredi 25 janvier 2012

Un mois. Cela fait un mois que je n'ai pas écrit. 25 janvier. La date sur le portable m'a frappée quand je me suis levée ce matin. Les jours se sont envolés comme les aigrettes d'un pissenlit, faute de flocons dans cet hiver trop doux.

L'espace d'une journée, le 24 décembre, j'ai retrouvé Aurélien tel que je le connaissais. Tel qu'il m'avait plu au lycée et tant énervée lors des déjeuners dominicaux. Au sein de ma famille, il fut affable, bavard, omniprésent. Il mangea cinq tartines de foie gras, reprit du chapon, finit les pommes de terre sautées, goûta à trois bûches différentes. Il monopolisa élégamment la conversation, puisant l'inspiration dans les sujets médicaux et parfois même dans l'actualité, alors que pendant quatre mois il avait paru complètement étanche au monde extérieur ; la veille, il avait dû potasser sérieusement le rôle du gendre idéal sur lemonde.fr. Nous ouvrîmes nos cadeaux et je découvris que, sans guère d'originalité, le Père Noël m'avait apporté des romans et des vêtements d'hiver ; Aurélien s'extasia devant une chemise de flanelle et une cravate bleue. Agathe n'était pas là. Ses nouvelles responsabilités maternelles semblaient l'autoriser à sécher les réunions familiales. Afin de ne pas fatiguer le petit, elle ne passerait que le 25, pour récupérer ses cadeaux, ceux de Lucas et de son mari.

Mais le 25, nous étions dans la famille d'Aurélien, avec les parents d'Aurélien, son oncle et sa tante maternels, leurs époux, ses trois cousins adolescents et son grand-père qui se faisait appeler "Tonton" pour une raison assez peu claire. Pour l'occasion, l'aimable Aurélien avait laissé la place à l'ours Aurélien. Comme c'était prévisible, il passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre, prétextant d'intensives révisions pour s'éclipser entre tous les plats ; il fallait alors qu'une âme généreuse le prévînt que Tonton Robert avait fini le récit de son opération de la prostate pour le voir revenir, avaler rapidement ce qui se trouvait alors dans son assiette et repartir aussi sec. Ses parents, qui trouvaient cela admirable au début, finirent par trouver cela lassant. Cependant, fidèles à eux-mêmes, ils ne dirent rien et se contentèrent de pincer les lèvres ; les cousins profitèrent de l'aubaine pour aller jouer à Resident Evil dans le salon pendant tout le repas. Heureusement Tonton Robert, qui n'avait pas le charme de son petit-fils mais bien son débit vocal des bons jours, se chargea de la conversation. A la fin du repas, les oncles et tantes d'Aurélien distribuèrent des enveloppes remplies d'un nombre de billets proportionnel au lien de parenté qui les unissait au bénéficiaire : la mienne en comptait deux. Pour épargner à leur fils la peine de faire les magasins, les parents d'Aurélien avaient sélectionné pour lui une série d'annales de concours, chaque livre étant emballé individuellement (ce qui, je suppose, était censé procurer au destinataire une surprise sans cesse renouvelée). Moi, j'héritai de boucles d'oreilles, et les cousins d'enveloppes similaires à celles distribuées par leurs parents. Tonton Robert se contenta de faire la bise à tout le monde, ce qui à son sens était plus dans l'esprit de Noël.

Mais mon cadeau de Noël le plus intéressant, je ne devais l'obtenir que deux jours plus tard. Aurélien et moi avions décidé de passer la semaine à venir chacun dans sa famille. Rester cinq jours seul chez ses parents lui paraissait sans doute plus propice à l'enfermement continuel, qui était devenu son idéal de vie.

Tandis que, seule, donc, je lisais mes nouveaux romans emmitouflée dans mes nouveaux vêtements, des cris stridents en provenance du hall d'entrée ont escaladé l'escalier, traversé la porte de ma chambre et sont venus trouver mes oreilles qui gisaient sur mon lit avec le reste de ma personne ; Mme Daumis faisait sa tournée semestrielle. Mme Daumis avait une chatte que, pour des raisons aussi bien idéologiques qu'économiques, elle avait toujours refusé de stériliser et qui, par conséquent, faisait deux portées de chatons tous les ans depuis dix ans. Quand Mme Daumis jugeait que la chatte avait assez materné et assez allaité, car Mme Daumis se préoccupait beaucoup du bien-être psychologique et physiologique de l'animal, elle la séparait des petits. Promenant dans chaque maison son panier de chatons hurlant pour retrouver leur mère, elle en proposait un à chaque voisin qui avait l'amabilité de lui ouvrir sa porte. La tournée se terminait invariablement au ruisseau où Mme Daumis noyait sans état d'âme les malchanceux qui n'avaient pas trouvé preneur : la campagne est un univers impitoyable. Comme nous habitions à deux pas de Mme Daumis, nous étions parmi les premières maisons qu'elle visitait ; ainsi, mes parents pouvaient rejeter l'offre sans culpabilité, prétextant les dizaines de foyers après nous qui les adopteraient volontiers. Mais cette année, quelque chose avait changé : j'avais un endroit à moi et jusqu'à preuve du contraire, j'y mettais ce que je voulais, y compris un chat.

"J'ai du noir, du tigré et du rouquin," énonçait, imperturbable, Mme Daumis tandis que ma mère essayait de s'en débarrasser avec diplomatie.

En descendant sans bruit les escaliers, je jetai un coup d'œil dans le panier miauleur. Il y avait cinq petites boules de fourrure : deux noires, deux fauves et une rousse. Les tigrés avait la cote au village : on disait qu'ils faisaient plus chat que les autres, et ils avaient la réputation d'être d'excellents chasseurs de souris. Les noirs étaient un second choix dans nos contrées, mais ils étaient tout de même admirés par quelques esthètes pour leur élégance et leur mystère. Personne n'aimait les roux qui n'étaient ni mystérieux ni sauvages et faisaient tache dans une cuisine rustique.

"Je vais prendre le roux."

Surprises, ma mère et Mme Daumis posèrent les yeux sur moi, qui me tenais à présent en bas des escaliers. J'exposai à ma mère mon intention de le ramener dans mon appartement et avant qu'elle eût pu protester, Mme Daumis me fourra le chaton dans les bras.

"Très bon choix, Madeleine. Allez, maintenant, il faut que je me sauve. Bonne journée."

Et elle s'en alla aussi vite qu'elle était arrivée, trop heureuse d'avoir casé un chaton dans un foyer dont elle n'attendait rien.

Mes parents ne firent aucun commentaire ; ils considéraient sans doute mon adoption spontanée comme ma première décision d'adulte et ne se sentaient pas le droit de la contester. Pendant trois jours, le chaton resta dans ma chambre, à l'étage, où je lui mis un peu de pâtée et une petite caisse. L'aliment solide et la propreté étaient des apprentissages récents pour lui mais il mangeait avec appétit et peu d'accidents hors de la caisse furent à regretter. Il pleura une journée sa mère perdue et l'oublia le lendemain, à l'évidence pour toujours.

Quand, à la fin de la semaine, Aurélien vint me chercher pour rentrer chez nous, il ne put manquer de remarquer le chaton qui hurlait à fendre l'âme dans la cage que j'avais achetée. Mais s'il fut surpris, il n'en montra rien : il se préoccupa seulement de savoir s'il était propre. Rassuré sur ce point, il parut s'accommoder de mon initiative. Il haussa le volume de l'autoradio pour tenter de couvrir les cris, et nous fûmes partis.

Aurélien ne fêta pas le Nouvel An : il avait reçu plusieurs propositions mais les avait toutes déclinées. Il passa le soir du 31 à faire des fiches de révision, en compagnie du chaton que nous n'avions toujours pas nommé. Moi, j'allai à la fête organisée par mes collègues de prépa. J'en fus très contente : il y avait peu d'alcool, l'ambiance était très bon enfant, nous fîmes des jeux toute la nuit. Plus de la moitié de la classe était présente : cela me permit de découvrir mes camarades sous un autre jour, de me lier un peu plus à certains, de me sentir mieux intégrée. Dans l'ensemble, l'expérience fut très positive. Quand je rentrai à midi le lendemain, je trouvai Aurélien endormi sur ses cours.

Les semaines suivantes furent consacrées à nos révisions d'examens. Aurélien devait passer la première partie de son concours, et moi j'avais mes premiers concours blancs. Le mois de janvier fut un mois épuisant pour nous. Ma charge de travail doubla, ou peut-être tripla, Aurélien enchaîna les insomnies et trouva le moyen de se faire prescrire à la fois des somnifères et des amphétamines. Il sortit de ses examens à moitié mort et complètement dépendant aux médicaments : à côté ma grosse fatigue et ma vitamine C effervescente faisaient pâle figure.

Depuis quelques temps, la vie a retrouvé un cours normal. J'ai confisqué les médicaments d'Aurélien en lui promettant de lui rendre en avril, pour la suite de son concours, et puisqu'il avait quelques jours de battement avant d'entamer son second semestre, il est allé voir un ami en Angleterre afin de se désintoxiquer l'esprit et le corps. Peu à peu, mes devoirs en hypokhâgne ont diminué et mes colles se sont espacées. J'ai pu arrêter la vitamine C.

A présent que nous avons quelques minutes pour nous, il faudrait que nous réfléchissions sérieusement au nom du chaton.