samedi 24 décembre 2011

Petit à petit, nous nous acheminons vers Noël. Les vacances sont arrivées, avec leur lot de satisfactions ambiguës. Aurélien et moi avons tous deux des examens importants en janvier, de sorte que ces quelques jours de trêve paraissent être plutôt consacrés à la déesse révision et ses suivantes rigueur et constance qu'aux festivités et au repos. D'un commun accord, nous avons donc décidé que nous ne rentrerionspas chez nos parents avant la veille de Noël, afin que l'effervescence familiale ne perturbât pas notre labeur.

Aurélien préfèrerait mourir plutôt que d'abandonner ses bouquins. A tel point que je me demande s'il ne faudra pas, le jour de Noël, lui porter sa part de bûche et ses cadeaux dans sa chambre. Ce serait le troubler, bien sûr, mais puisque cette année il n'a demandé au Père Noël que des livres de médecine et des annales de concours, on peut espérer ne pas être trop mal reçus.

Pour mon bonheur ou pour mon malheur, je suis moins sérieuse que lui. Qu'on s'entende : le concours que je dois passer est bien plus sélectif que le sien. Quand deux personnes sur dix sont reçues en médecine, deux sur cent sont reçues à Normale Sup. Mais le désespoir a ceci de bien qu'il permet de relativiser les choses : en hypokhâgne, on est consciencieux, mais on n'est pas obnubilé par le concours. Aussi lorsque mon amie Maud m'a invitée dans le sud de la France, je ne me suis pas sentie obligée de refuser.

Je dois reconnaître que je ne suis pas très autonome. Bien que l'on m'ait dit que le train était le mode de déplacement le plus répandu dans la gente estudiantine, je ne le prends que très rarement. Dans le village de mon enfance, il y a la voiture de mes parents ; dans la ville de mes études, il y a la voiture d'Aurélien ; suis-je invitée à une fête située dans un bourg voisin ? un des invités aura bien une voiture. Où que j'aille, je trouve toujours quelqu'un tout prêt à me conduire où je le souhaite. J'économise ainsi de l'argent, et j'économise surtout beaucoup d'efforts. Quand j'arrive dans une gare, je me sens bête, comme si j'étais dans un pays étranger. Il me faut faire d'incommensurables efforts pour comprendre le fonctionnement de la machine à billets ou pour trouver les différents quais ; les correspondances me donnent des palpitations ; je me sens comme une intruse et quand je croise un contrôleur, j'ai envie de me dénoncer. C'est donc pour moi toute une aventure de traverser la France en train pour me rendre à Aix-en-Provence.

Maud vient me chercher à la gare, ce qui est un soulagement. Après l'épreuve du train, j'aurais trouvé terriblement cruel de m'obliger à prendre un bus dans une ville inconnue. Elle habite un studio tout petit par rapport à mon appartement, au cœur de la cité universitaire. Cela aussi est nouveau pour moi, habituée que je suis à avoir beaucoup de place et un maximum de confort. Au milieu du désordre organisé, de la superposition d'objets sur des étagères étroites, des piles de livres à même le sol, des assiettes dépareillées empilées sur un coin de la table de travail, mon amie paraît dans son élément.

Au lycée, Maud jouait le rôle de l'excentrique. Ses cheveux blond platine, qu'elle portait très longs, étaient relevés en un volumineux chignon piqué de grosses fleurs en feutrine colorée. Elle portait des chemises de grands-mère, en dentelle blanche jaunie, des sarrouels dorés avec de grosses ceintures d'homme et par dessus cela (et par dessus le  marché !) une longue veste en jean couverte de badges divers à l'effigie de groupes de rock ou de héros de dessin animé. Quand nous avions quitté le lycée, elle nous en avait donné un à chacun. J'avais hérité de Princesse Sarah. Je cumulais en effet, en plus du rôle bien naturel de la rouquine, celui de la timide et celui de la première de la classe.

"Ça va toujours avec Aurélien ?" demande-t-elle.
"Ça va."
"Tu sais Madeleine, j'ai toujours pensé que tu n'aurais pas dû te mettre avec lui. Vous êtes tous les deux beaucoup trop sages. Moi, je te voyais plutôt avec quelqu'un de plus fou, qui te ferait faire des choses extraordinaires. Il est comment, au lit, Aurélien ?"
"Ça va."

Je n'ai pas très envie de m'attarder sur les prouesses d'Aurélien au lit. "Ça va" résume bien la situation : je n'ai pas à me plaindre et pas grand chose à raconter non plus. Aurélien a des plaisirs simples : il lui suffit d'expulser son trop plein de virilité une à deux fois par semaine, et Aurélien est poli : il essaie dans la mesure du possible de ne pas me laisser en rade. Voilà ce que sont nos rapports : des moments de plaisir réciproque sans originalité particulière.

Maud me fait visiter Aix, les petites boutiques, le marché, les petites rues méconnues des touristes. Elle me montre, très fière, l'église de la Madeleine, malheureusement fermée pour travaux. On achète une boîte de calissons, afin de ne pas manquer à la tradition des visiteurs d'Aix-en-Provence. Je suis contente de sortir un peu de chez moi, de voir de nouvelles choses, de voir le sud en plein hiver. Il fait très doux : on dirait l'été de chez nous. Le ciel est bleu, les minutes semblent couler au ralenti. Nous prenons un thé en terrasse.

Nous parlons de nos cours, en prépa pour moi, en fac de psychologie pour elle. Elle me parle des garçons avec qui elle est sortie quelques semaines, avec qui elle aimerait sortir. Je me tais toujours résolument à propos d'Aurélien. Je pars du principe bien connu que les gens en couple ne sont pas intéressants : une fois que l'affaire est conclue, il n'y a plus de suspense, plus de sensations fortes. Je souhaite à Maud de rester encore longtemps célibataire : c'est une passionnée et pour être en couple, il faut accepter la routine.

Nous retournons au campus. Maud me fait voir les bâtiments de l'université, de l'extérieur, car elle est fermée pour les vacances. Comme il fait déjà nuit noir, nous rentrons chez elle, nous mangeons et nous regardons sur son ordinateur un film de Bollywood rempli d'histoires d'amour contrariées, de rebondissements extraordinaires et de chorégraphies complètement déjantées. L'esprit saturé de saris flashy et de musiques orientales, nous nous couchons.

Et c'est sur mon matelas posé à même le sol à côté du lit de Maud, toute seule dans mon sac de couchage, que je réalise à quel point Aurélien me manque. Non, Aurélien ne ressemble pas à Maud. Il ne ressemble à aucun de mes amis. Il ne laisse rien au hasard, il sait où il va, il aime l'ordre et déteste le vagabondage. Il est sérieux et posé, il me convient. S'il était autrement, il me ferait sans doute peur, il me confronterait à mes propres angoisses. J'ai besoin de lui pour me calmer et pour me rassurer, bien plus que j'ai besoin de quelqu'un comme Maud, qui me ferait certainement rire, mais qui prendrait un malin plaisir à dramatiser plus encore une situation que je jugerais critique. J'aime Aurélien, plus que tout. C'est dommage que je ne m'en rende pas autant compte lorsque je suis avec lui.

Le lendemain, Maud et moi prenons le train ensemble pour rentrer chez nous, à la veille de Noël. Aurélien m'attend chez mes parents.

dimanche 11 décembre 2011

Les rues de la ville sont toutes illuminées pour Noël. Lorsque je rentre de prépa, le soir, alors que le ciel est déjà noir, cela m'émerveille, toutes ces lumières. Je n'ai jamais accordé une grande importance à Noël, mais il me semble que cette année sera différente.

En devenant adulte, je suis devenue nostalgique. Contrairement à ce que l'on entend parfois, devenir adulte n'est pas un long processus. Dès que l'on quitte ses parents, devenir adulte, c'est une obligation. Devenir adulte, c'est devoir assumer des responsabilités jamais assumées auparavant : avoir notre propre adresse, payer un loyer, remplir des papiers en notre nom, construire notre vie dans un monde qui ne connaît pas nos parents, où l'on est responsable de tous nos actes. Mais dans ce monde neuf, il y a toujours quelques petites madeleines chargées de nous rappeler notre vie d'avant : un parc municipal qui sent comme le jardin de notre enfance, des petites pâtes en forme de lettres comme celles que l'on mangeait en soupe les soirs d'hiver sur les rayons d'un super marché, des décorations de Noël aussi scintillantes que celles qui nous faisaient rêver quand on était petit.

L'âge adulte a un bonheur que l'enfance ne connaît pas : le souvenir. On était probablement heureux, plus jeunes, lorsque nous jouions des heures au jardin ou que nous mangions une soupe de petites pâtes très chaude alors qu'il faisait très froid, mais nous ne nous en rendions pas compte. Prendre son indépendance permet de faire de nouvelles expériences, de goûter de nouvelles saveurs, de voir différents endroits, mais cela paraît parfois artificiel au regard des dix-huit années précédentes, celles qui nous ont véritablement faits tels que nous sommes. Du point de vue d'un jeune adulte, l'enfance est un phare, solide et sûr.

L'existence que je mène en ce moment me paraît vide et dénuée de sens. Je fais une formation dite d'exception, destinée à me mener à une école exceptionnelle, mais en réalité, ma chance d'aboutir autre part qu'en fac de lettres in fine est infime. Mon petit lycée de province envoie peut-être un étudiant à Normale Sup tous les dix ans et décrète chaque année quinze jours de liesse quand il a deux ou trois admissibles. Professionnellement, ce que je fais ne me servira plus tard qu'à me vanter sur mon CV. Dans ma vie personnelle, je ne suis guère plus épanouie. Bien sûr, au fond, j'aime Aurélien, et je ne pourrais pas vivre sans lui. Je ne sais pas comment font tous ceux qui vivent seuls pour trouver le courage de se lever tous les matins, de se faire à manger, de sortir de chez eux : si je vivais seule, j'aurais tôt fait de devenir dépressive. Mais je m'ennuie. Aurélien n'a pas besoin de moi, Aurélien n'est pas ma famille, je me sens inutile et perdue.

C'est ce que je ressens sur le chemin illuminé qui me ramène chez moi : de la joie enfantine, primitive, et une grande bouffée de mélancolie. Je n'ai jamais aussi bien porté mon prénom.

vendredi 2 décembre 2011

L'affichage "Vous avez un message" est un mythe. Pour sa part, ma messagerie électronique se contente d'afficher un impersonnel "1 mail non lu". Rarement plus d'un, notez bien. Je ne suis pas une experte en nouvelles technologies, et probablement un cas désespéré en fait de communication. Mes professeurs ne sont guère plus dégourdis avec le monde virtuel et préfèrent nous annoncer nos dates de colles face à face, un sourire sadique aux lèvres. Quant à mes amis, ils partagent ma vision de la sociabilité : pourquoi se parler quand on n'a rien d'important à se dire ? Ainsi, ma boîte mail ne connaît pas les embouteillages.

Cet email que j'ai reçu provient de mes collègues d'hypokhâgne. C'est une invitation à fêter le Nouvel An avec eux. Je ne peux pas dire que ce mail me surprenne, mais il m'interpelle. Il me rappelle que je m'étais jurée, au début de l'année, de ne pas me faire de nouveaux amis. Par fierté, par respect des anciens, par timidité et par crainte, probablement aussi.

J'ai grandi dans un petit village au milieu de nulle part. Mes parents pensaient que c'était mieux, la campagne, pour les enfants, que ça les immunisait contre les maladies et leur faisait les joues plus roses. Un village en étoile : notre maison se trouvait à l'extrémité de l'une des branches, côtoyant d'un côté les champs, de l'autre la forêt, et l'école se trouvait au centre. J'y ai rencontré mes premiers amis, compagnons de loups glacés et de jeux de rôles féériques. 

Pour plus de convenance, mes parents m'ont ensuite inscrite non dans le collège le plus proche, situé dans une petite bourgade presque aussi éloignée de la civilisation que notre village, mais dans celui de la ville où ils travaillaient, qui devait compter trente mille habitants et m'apparaissait alors comme le bout du monde. J'ai perdu la plupart de mes amis d'école dans la bataille : deux copines seulement me sont restées, catapultées comme moi dans la grande ville par des parents sans pitié.

Parce qu'elles me parlaient, on peut dire que mes deux amies étaient sociables. C'est paradoxal, peut-être, mais rien ne fait tant fuir les gens asociaux que les gens qui ne parlent pas. Ils ont l'impression de se retrouver devant un miroir, et on parle rarement à son reflet sans penser que ça y est, on a touché le fond. Pour me faire des amis, j'ai besoin qu'on me parle sans se poser de question, sans hésiter, sans se sentir gêné. J'ai besoin de personnes sociables. Parce que mes amies étaient sociables, elles ne se sont pas contentées de ma fréquentation. A la fin de nos années de collège, nous étions une dizaine.

Quatre amis seulement m'ont suivie au lycée, dont une amie d'enfance. Pour des raisons que j'ignore, elle s'est toutefois éloignée de nous. Cela ne m'a pas fait de peine, cela m'a semblé naturel : j'étais sans doute devenue plus proche des trois autres. En fusionnant avec un autre groupe dont le leader connaissait une de mes amies, nous avons retrouvé une certaine force numérique. Nous formions un ensemble bigarré mais soudé. La discrète cohabitait avec l'exubérante, le cancre avec la première de la classe, l'homosexuel avec le garçon manqué, la jeune fille de bonne famille avec la dealeuse de drogue occasionnelle. Cela nous amusait : nous nous enrichissions grâce à nos différences, nous nous engouffrions dans des débats sans fin en nous prenant pour des philosophes. Entre midi et deux, après le repas au self où nous avions deux tables réservées, nous nous allongions sur la pelouse s'il faisait beau et nous regardions le ciel ; s'il faisait mauvais, nous nous asseyions sur des marches d'escaliers, au bout d'un couloir, et nous discutions tout bas, pour ne pas être repérés par des surveillants de mauvais poil.

Aurélien n'avait rien à voir avec tout cela. Il a été mon petit ami dès la classe de Terminale, mais il ne fréquentait pas les mêmes personnes que moi. Je passais certaines récréations avec lui, nous nous voyions surtout le weekend. Il méprisait ouvertement mon groupe d'amis. Les siens étaient bien habillés, sérieux et intelligents ; les miens ne ressemblaient à rien. Mais je les adorais. Je n'avais jamais aimé quelqu'un à ce point. Mon père avait raison quand il disait d'un ton docte : "Profite de tes amis de lycée : tu n'en auras jamais de meilleurs de ta vie."

Cela peut paraître incroyable, mais depuis le bac, la majeure partie de ces merveilleux amis n'a pas cherché à me recontacter. Je n'ai pas été bouleversée : j'avais déjà perdu la plupart de mes amis de collège et je savais que je ne garderais pas le contact avec tous mes amis de lycée. Pourtant, il me semblait impossible de songer à les remplacer. Je n'avais pas envie d'être heureuse avec d'autres personnes, de peur d'affadir mes souvenirs avec eux.

Et ce soir, cet email. De mes nouveaux amis. Je ne ressens pas pour eux ce que je ressentais pour les autres, mais leur présence me fait du bien au quotidien et leur invitation me fait plaisir. Je tape sur le clavier : "D'accord, je serai là. Est-ce que je peux amener quelque chose ?"

Et j'envoie le message. Nostalgique peut-être mais incontestablement satisfaite. Je ne suis plus une petite partie insignifiante d'un banc de poissons fusionnel, je suis un poisson indépendant maintenant. Et j'ai tout l'océan à explorer.

dimanche 20 novembre 2011

J'aime la nuit. J'ai toujours aimé la nuit. Je trouve que je dors trop, la nuit, en ce moment.

Quand j'étais petite, me coucher était pour moi toute une aventure. Je prétendais avoir peur du noir, et mes parents n'éteignaient jamais ma veilleuse de force. Le soir, je lisais donc un nombre d'heures incongru pour mon âge, jusqu'à tomber de sommeil. Je ne savais m'endormir que de cette façon. Mes parents me trouvaient parfois en train de lire à 3 heures du matin et se sentaient désarmés face à ma bonne foi quand je leur répondais : "J'attends de dormir." Ils me pensaient insomniaque.

Plus tard, j'ai tenté une méthode plus conventionnelle : j'ai fermé les yeux. J'avais entendu dire que c'était comme cela qu'on faisait. Toutefois, quand on a l'habitude de laisser le sommeil venir à soi naturellement, cette procédure semble brutale et tyrannique. J'avais les yeux fermés, mais je ne dormais pas. Je ne voyais plus ma chambre, voilà tout. Cette situation me mettais mal à l'aise. Je comptais les moutons, comme on m'avait appris, sans grand résultat. Tôt ou tard, j'étais lassée de compter, faute d'être fatiguée. Jamais je ne me suis endormie grâce aux moutons. Les moutons, je m'y attachais, je leur faisais louper la barrière, se casser la figure, je leur donnais des noms. Mon cerveau s'activait de plus belle. Je n'ai jamais écrit autant d'histoires, jamais imaginé autant de péripéties romanesques, que lorsque j'étais censée dormir. J'ai honte de dire aujourd'hui que j'ai conçu la majeure partie de mon œuvre littéraire au cœur de la nuit, alors que j'étais âgée d'une dizaine d'années. Tout ce que j'ai fait depuis à la lueur du jour ne vaut pas tripette.

Au fond, j'avais peur de m'endormir. Me livrer corps et âme à l'inconscience m'angoissait. Je n'arrivais pas à comprendre comment, tout d'un coup, j'allais cesser de penser rationnellement. Parfois, je me sentais sombrer dans les délires de l'esprit qui accompagnent l'endormissement et mènent subrepticement au rêve ; je pensais alors tellement fort : "Je suis en train de m'endormir" que j'en revenais aussitôt. Je n'ai pas une crainte obsessionnelle de la mort, mais il y avait sûrement dans ce refus de perdre conscience la crainte de ne jamais me réveiller.

Adolescente, le week-end, il m'arrivait régulièrement de veiller jusqu'à l'aube. Dans la maison déserte, je déambulais tel un fantôme, jouais ou écrivais sur l'ordinateur, regardais la télé. La nuit était mon repère et la demeure familiale n'était là que pour moi. J'allais me coucher aux premiers rayons de soleil que j'entrevoyais dans la baie vitrée et, en quelque sorte rassurée par la lumière, je dormais jusqu'au début de l'après-midi.

A présent, je n'ai plus aucun mal à m'endormir. Je me couche et m'endors immédiatement. Je ne lis plus, je n'écris plus, je ne profite plus du silence. Je suis épuisée, je ne me pose pas de question. J'éteins la lumière, je ferme probablement les yeux, et ma conscience, de façon quasi instantanée, part voguer sur d'autres mers. Aurélien y est peut-être pour quelque chose : le sentir vivant et serein à mes côtés décourage les peurs qui pourraient m'assaillir. La prépa y est sans doute pour beaucoup : toute la journée elle presse mon cerveau comme une orange et le soir il n'en reste que l'écorce, trop peu pour alimenter d'éventuelles réflexions nocturnes.

Dans un sens, c'est dommage. Depuis que je ne suis plus propriétaire de mes nuits, j'ai l'impression que plus rien dans ma vie ne m'appartient vraiment.

dimanche 6 novembre 2011

Ces deux dernières semaines, nous avons vécu une expérience encore inédite dans notre nouvelle vie d'étudiants : nous avons eu des vacances. Les miennes, scolaires, se sont étalées du 22 octobre au 3 novembre, les siennes, universitaires, ont duré du 29 octobre au 6 novembre. Nous en avons profité pour rentrer dans nos parents. Aussi étrange que cela puisse paraître pour deux jeunes gens tout juste arrachés à leur environnement d'origine, jusqu'ici, nous n'en ressentions pas le besoin. Grisés de travail comme nous l'étions, cela nous semblait une lubie inutile et néfaste, une dangereuse perte de temps.

Nous sommes partis le 29 octobre. Nous avions prévu de passer deux jours chez les parents d'Aurélien et trois jours chez les miens. Aurélien a chargé sa voiture avec nos valises et j'ai fait trois fois le tour de l'appartement pour vérifier que nous n'avions rien oublié. C'était l'automne et il pleuvait, et pourtant nous nous sentions comme deux ouvriers prenant leurs premiers congés payés, direction la plage. Aurélien a mis la musique et les essuie-glace, j'ai somnolé sur le siège passager.  Nous avons acheté de quoi manger dans une station-service. Ce n'était pas absolument nécessaire, mais cela nous faisait plaisir : Aurélien voulait des chips au vinaigre et je souhaitais retrouver les sandwichs triangulaires qui faisaient partie intégrante du plaisir que je prenais, plus petite, aux départs en vacances.

Nous sommes arrivés chez Aurélien en début d'après-midi. A peine la voiture garée, sa mère s'est précipitée dehors et l'a serré dans ses bras comme s'il revenait d'Afghanistan. Il est vrai qu'il était amaigri, après deux mois de pizzas brûlées et de pâtes nature. De plus, les matinées en amphi et les après-midi à son bureau avaient défraîchi son teint, les longues soirées passées à réviser ses cours avaient cerné ses yeux. On lui donnait un ou deux ans de plus, mais sa mère trouvait qu'il en avait pris dix. Elle me lançait des regards noirs comme si j'en étais responsable. Ce n'était pas tout à fait vrai. Les pizzas n'ont jamais manifesté de préférence : elles brûlent avec autant de ferveur quand Aurélien les met au four que quand je m'en occupe. Quant à faire sortir, quant à faire dormir Aurélien, il ne faut pas y penser : si j'avais essayé, je n'ose imaginer comment j'aurais été reçue.

Les deux jours se sont écoulés lentement. Dans sa grande maison à la campagne, Aurélien tournait en rond comme un fauve dans sa cage, et je le gênais dans ses déplacements. Ses parents vaquaient à leurs activités quotidiennes sans se soucier de nous : sa mère faisait la cuisine ou le ménage pendant que son père lisait des magazines, tous deux se retrouvaient devant la télé pour regarder le journal, des jeux ou des reportages et quand l'un d'eux avait envie de se dégourdir les jambes, il sortait le chien. Au sein de cette routine, nous nous sentions mal à l'aise. Pour ne pas mourir d'ennui, Aurélien s'est finalement réfugié dans son précis d'anatomie et ses polycopiés de biologie cellulaire et je me suis à mon tour noyée dans des pavés littéraires de cinq cent pages.

Le matin du troisième jour, nous sommes remontés en voiture. La mère d'Aurélien lui a dit adieu comme si elle était persuadée de ne jamais le revoir. Ces grandes manifestations d'amour maternel m'ont semblé un peu hypocrites compte tenu de l'indifférence dont elle avait fait preuve lors de notre séjour dans son foyer. Nous avons pris la direction du village de mes parents.

L'émotion que j'ai ressentie quand Aurélien s'est garé dans la cour m'a surprise. Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu quitter mes parents, mais je n'avais jamais songé au retour. Revoir la maison où j'ai grandi a fait naître en moi une vague de chaleur, pleine d'affection et de nostalgie. Aurélien a sonné, comme si nous étions des étrangers, et ma mère nous a ouvert, avec le sourire qu'elle réserve aux invités de marque. J'ai senti que quelque chose avait changé.

Nous avons passé trois excellentes journées. J'ai eu peu de temps pour mes bouquins, et Aurélien peu de temps pour ses cours. Mes parents semblaient tenir à nous impressionner : ils nous ont fait visiter des lieux qu'ils ne m'avaient jamais montrés auparavant. Nous avons fait une sortie en ville, nous avons observé l'installation des premières décorations de Noël, nous avons acheté des crêpes. Ma mère m'a sollicitée pour l'aider à compléter des albums photos tandis que mon père discutait politique et économie avec le nouvel homme de la maison. Au sein de ma famille, Aurélien était à nouveau dans son élément, il avait retrouvé son aura de beau garçon éloquent et les parents le traitaient en égal. Pour ma part, si je n'avais pas encore le droit à la déférence qu'ils réservaient à Agathe, je sentais en mes parents une sorte d'estime mêlée de tendresse pudique, comme s'ils avaient perdu une fillette et qu'ils retrouvaient une femme. En l'espace de deux mois, nous étions devenus importants.

C'est à regret que j'ai repris les cours jeudi, et à regret qu'Aurélien s'est replongé dans ses révisions. Nous avons retrouvé notre travail de forçats et nous nous en sommes finalement accommodés. Néanmoins, il nous est resté de nos vacances une impression d'heureuse insouciance. Ma vision du monde s'en est trouvée inversée : ma réalité est ici, mais mes rêves d'évasion me portent à présent vers les terres de mon enfance.

vendredi 21 octobre 2011

J'aime parler. C'est pour cela que j'écris ici. J'aime énormément parler, et je n'arrive pas à le faire en face des gens que je fréquente. J'ai une petite voix, je bafouille souvent, j'ai du mal à m'imposer, je ne me sens jamais légitime. Mais dans l'absolu, j'aime parler.

D'autre part, j'aime être entendue. Mais je n'ai jamais eu un grand nombre d'amis et j'en ai particulièrement peu depuis que j'ai quitté le lycée. Cela est sans doute lié à ma petite voix, à mes bafouillages, à ma difficulté à m'imposer et à mon impression d'illégitimité. Ce qui sort directement de ma bouche n'intéresse pas ceux qui m'entourent. C'est la raison de ce journal public.

Est-il indécent ? Sans doute. Cela doit être une forme de folie que de jeter ses tripes en pâture au plus grand nombre. Ou une forme de bêtise. On pense que parce que je ne dis rien, parce que je reste dans mon coin pour travailler et parce que je suis félicitée par mes professeurs, je suis intelligente. C'est facile de paraître intelligente en se taisant. Dès que l'on ouvre la bouche, on prend le risque de se tromper, d'être incohérente, de sembler désagréable, d'être taxée de ci ou de ça. Je ne prends pas ce risque dans la vie, mais je le prends ici, au vu et au su du premier venu.

Que se passerait-il si ces personnes à qui je ne parle pas, à qui je ne dis rien, arrivaient ici ? Si dans le peuple chaleureux de mes lecteurs anonymes s'introduisait quelqu'un qui connaisse le petit être pâle que je suis dans la réalité ? Que se passerait-il si Aurélien découvrait ce que je pense réellement de lui ? Que se passerait-il si mes parents apprenaient le peu de gratitude que j'éprouve pour eux ? Que se passerait-il si Agathe se reconnaissait dans le portrait acide que je dresse d'elle ?

Est-ce que mon monde exploserait ? Serait-ce alors une si grande perte ? Je ne suis pas prête à cesser complètement de parler pour le préserver. C'est de la bêtise ou de l'inconscience, mais je prends le risque.

jeudi 13 octobre 2011

Je ne suis pas une midinette. Je n'ai jamais rêvé au prince charmant. Je dois même avouer que jusqu'à ce qu'Aurélien me fasse comprendre qu'elle l'était pour lui, la fidélité ne me semblait pas fondamentale dans un couple. J'ai toujours eu une attirance mêlée de fascination pour le libertinage, qui me paraissait une activité follement intellectuelle. Au début de notre relation, j'ai regretté un peu le rigorisme de mon petit ami sur ce point, mais je me suis finalement faite à l'idée que ce n'était pas pour moi.

Cependant, plus jeune, je n'aurais pas imaginé renoncer un jour aux suaves sirènes d'un amour passion. Je me suis toujours imaginée passer mon temps blottie contre mon petit ami, l'embrasser à pleine bouche à longueur de journée, sentir mon cœur s'emballer et mon estomac se nouer au moindre frôlement de ses doigts sur mon corps, passer mes nuits à faire l'amour et atteindre le septième ciel à chaque étreinte. Et j'ai découvert la réalité.

L'amour, c'est un comportement épisodique. Un bisou sur la joue le matin, un baiser sur les lèvres au moment de partir travailler, un câlin avant de se coucher, un rapide assaut dans la semaine. Quand le rituel est respecté, il n'y a pas de frustration : chacun se pense aimé par l'autre et chacun a le sentiment du devoir accompli. Il n'y a que lorsque les règles sont bafouées que l'on ressent cette sorte de tristesse agrémentée de colère sourde qu'on appelle le manque. Lorsque l'un tarde à rentrer le soir ou va dormir chez un copain, lorsque l'autre est pressé, énervé, fatigué et qu'il néglige ses obligations conjugales. Il existe un pacte implicite qui pose de manière définitive le nombre d'heures que nous devons passer ensemble. Un temps médian destiné à satisfaire tout le monde dans des conditions dites normales, calculé en fonction de la fluctuation de nos humeurs. Dans la réalité, il est impossible de passer la journée dans les bras l'un de l'autre. Dans la réalité, tout amant a besoin de préserver une part de son intimité.

Je n'aime pas la réalité. Sans doute parce que je ne me sens pas vraiment réelle moi-même. Dans la réalité, les filles de mon âge ont des cheveux châtains très lisses, des habits à la mode, des cache-cœurs noirs sur des sous-pulls flashy parce que cette année c'est colorblock, des amis à la pelle sur facebook. Dans la réalité, les filles de mon âge vont en boîte tous les week-ends, draguent les garçons de mon âge et boivent juste assez de téquila pour ne plus s'en rappeler le lendemain. Parce que je suis rousse, bouclée, rétro, solitaire et casanière, j'ai l'impression d'être un des personnages des romans que je lis, de pouvoir échapper à la réalité. Je n'aime pas quand elle me rattrape.

vendredi 30 septembre 2011

Nous sommes le siècle du mauvais. Il est vrai que je ne peux pas dire pour les autres siècles : ce que j'en connais, c'est ce que la postérité en a retenu. Cela ne reflète pas ce qu'aimaient réellement les gens de ces temps, ce qui avait un gros succès auprès du peuple. Peut-être que depuis que le monde est monde, chaque siècle a été le siècle du mauvais goût et de la bêtise portée aux nues. Je ne peux pas savoir, je n'étais pas là. Je ne connais que ce siècle. De son prédécesseur, je n'ai vécu que l'agonie. J'étais trop jeune quand il est mort, je l'ai oublié. Je ne connaîtrai probablement pas 2100. Je suis une enfant du vingt-et-unième siècle : il est tout mon passé, et tout mon avenir.

Nous sommes le siècle du mauvais. De l'impudeur et du voyeurisme. Et il ne s'agit plus de montrer un bout de fesse ou un morceau de téton dans un cabaret parisien. C'est à qui racontera les pires horreurs à la première personne. Et quand on se pressera pour se délecter du récit édifiant de l'excision d'une jeune malienne, on aura l'impression de faire de l'humanitaire.

Mais les éditeurs ont aussi une éthique. S'ils gagnent principalement leur pain grâce aux viols et aux incestes, ils ont aussi à cœur de promouvoir une littérature destinée aux intellectuels. C'est ainsi que sortent chaque année des milliers de romans savamment rébarbatifs promis à une belle carrière au sein des prix littéraires. Des livres sur la vie, pleins de philosophie de comptoir, gonflés artificiellement de mots supposés élégants parce qu'ils font plus de trois syllabes. Nous sommes le siècle de la médiocrité.

Et que penser de la poésie qui, privée de ses codes, est devenue la foire au grand n'importe quoi ? Mots jetés en vrac sur la feuille, éclaboussée de mots qui ne s'embarrassent plus ni de déterminant, ni de verbe. Mots compliqués piochés tels quels dans les chansons de Francis Lalanne, pondus sans cohérence par de petits génies qui se croient Rimbaud parce qu'ils n'ont pas 20 ans. Voilà notre ultime plaisir de l'esprit : nous sentir intelligent parce qu'on lit tous les soirs trois pages d'auteur dont on ne comprend pas un traître mot. Nous sommes le siècle de la prétention.

On reconnaît bien volontiers, par contre, que la télévision n'est plus un vecteur culturel. Cessons-nous pour autant de la regarder ? Non, car elle n'a pour nous d'autre utilité que de nous divertir. Nous ne voyons donc pas de paradoxe à ingurgiter simultanément un charabia typographique indigeste et de la purée télévisuelle ne nécessitant pas la moindre implication intellectuelle. Nous sommes le siècle de l'absurdité.

Je suis sans doute jalouse. Moi aussi j'aimerais pouvoir vendre mes élucubrations textuelles insipides à des éditeurs confiants en mon merveilleux talent, augurant des ventes phénoménales du fait de mes dix-huit ans et de mon visage poupin. Mais non. Moi, je passe toutes mes journées à travailler, prétendument pour entrer à normal sup', plus certainement pour finir prof en collège. Je n'ai pas de vie sociale, je vis avec un fantôme qui passe la journée dans ses bouquins médicaux. Moi aussi, j'aimerais me gaver de télé et gaver les autres de mes blessures profondes. Je ne suis qu'une envieuse.

samedi 17 septembre 2011

Débarquement. Je déjeune d'un plat de pâtes au gruyère pré-râpé, en tee-shirt et culotte, quand on frappe à la porte. C'est Aurélien et mon beau-père, un clic-clac dans les bras. Après un moment de stupeur, je leur ouvre. Ils sont suivis de près par la mère d'Aurélien qui porte un énorme carton.

Je les attendais effectivement aujourd'hui. Mais pas tout à fait à ce moment précis. Et pas avec la moitié du grenier familial dans une camionnette Carrefour. Pendant que Belle-Maman fait le tour du propriétaire en émettant des petits "tss" de consternation polie, j'enfile un jean et des baskets qui traînent fort à propos dans le coin et je rejoins Beau-Papa et Aurélien qui sont déjà retournés à la camionnette.

J'y découvre une petite caverne d'Ali Baba. Sont entreposés en vrac dans l'espace réduit de vieux tapis aux couleurs délavées, des étagères Ikéa, un fauteuil Louis XV, une grande table ronde avec des tampons de feutrine usée aux quatre pieds, trois chaises fraîchement rempaillées, un bureau d'écolier, des lampes de chevet, une grosse télé à l'écran bombé, quelques plantes vertes, une malle à outils et des piles instables de cartons aux contenus mystérieux.

Étant entendu que je suis une faible femme, le père d'Aurélien me fourre un petit carton et une lampe dans les bras, tandis que son fils et lui-même s'attaquent au fauteuil Louis XV. Nous croisons Belle-Maman sur le chemin de l'appartement, qui émet quelques réserves quant à la possibilité de transporter un fauteuil si large dans des escaliers si étroits. Beau-Papa, de mauvaise humeur, grommelle quelques mots indistincts qui signifient sans doute : "Mêle-toi de tes cartons."

Mon appartement au style épuré prend rapidement l'aspect d'un souk méditerranéen. Le traverser relève à présent du parcours du combattant, et je peine à retrouver mon plat de pâtes dans cette forêt de cartons, de monstres respectables et de babioles incongrues. Mon beau-père pose les étagères, ma belle-mère s'affaire partout, rangeant une armada de serviettes et de gels douche dans les placards de la salle de bain, un bataillon de torchons et de casseroles dans ceux la cuisine, posant des poubelles en plastiques de genres divers dans toutes les pièces. Elle me demande, pour m'intéresser, où je veux mettre le tapis turquoise brodé d'oiseaux rose rhubarbe mais, garante du bon goût, décide finalement seule de le dérouler au milieu de la pièce principale. La grosse télé prend place sur ma table basse qui, à moitié recouverte par le poste, est soulagée de ne plus avoir à afficher sa pauvreté désolante au sein de ce déferlement exubérant. Mon matelas est relégué dans un coin du vestibule et le clic-clac trône maintenant au milieu de la chambre, revêtu d'une literie flambant neuve.

J'avoue perdre un peu pied, tandis que j'essaie de ne pas plonger ceux qu'il me reste dans mes pâtes au gruyère. Aurélien, assis sur un carton, mange un sandwich à la rosette en regardant son père aligner consciencieusement ses livres de médecine sur les étagères nouvellement posées. Je m'assois à côté de lui. Il me prend la main, m'embrasse la joue et me dit, entre deux bouchées de rosette :

"Il était temps que j'arrive, hein ?"

jeudi 8 septembre 2011

Seule dans l'appartement. Il n'est toujours pas meublé. Dans la voiture qui allait me livrer sans état d'âme à mon destin d'étudiante, mes parents avaient chargé un matelas deux places, une vieille table basse et un peu de vaisselle. Pour ma part, en plus de mes vêtements et de mon nécessaire de toilette, j'avais pris un sac de couchage, des coussins et des livres. Difficile de ne pas me croire toujours en vacances alors que j'ai l'impression de camper tous les jours. Mais pour faire l'effort de me rendre à Ikéa, je vais attendre qu'Aurélien soit là.

J'aime la solitude mais je n'aime pas être seule. C'est peut-être paradoxal, mais c'est ainsi. Quand je suis dans ma chambre, chez mes parents, je peux rester des heures à écouter de la musique, à lire, et j'éprouve très rarement le besoin d'aller chercher un peu de compagnie auprès de ma famille. Mais être seule dans un appartement vide, surtout à la tombée de la nuit, cela me terrifie. Il me vient alors des peurs enfantines : une fois au lit, je n'arrive pas à éteindre la veilleuse. Il me faut d'abord vérifier que la porte d'entrée est bien fermée à clé. Si ce n'est pas le cas, je la ferme, mais je crains alors qu'un tueur soit caché dans l'appartement. Après vérification soigneuse de tous les recoins sombres, ce sont les craintes irrationnelles qui font leur apparition. Comme si j'avais dix ans de moins, j'ai peur de voir surgir des monstres, des vampires et des fantômes. Un craquement de source inconnue, l'ombre déformée d'un objet quelconque me donnent des sueurs froides. Je finis toujours par m'endormir, mais j'oublie bien souvent d'éteindre la veilleuse.

Les jours de la semaine s'égrainent rapidement : je vais en cours de 8 à 18 heures et je dors peu. Mes terreurs nocturnes sont à peu près les seuls moments qui sont véritablement à moi, après avoir passé la journée en classe et fait mes devoirs pour le lendemain. Malgré cela, je dois dire que, globalement, on nous ment sur la prépa. Ce n'est pas un univers impitoyable peuplé de génies prétentieux et individualistes et de professeurs glaciaux et sadiques. C'est au contraire une petite communauté qui entend intégrer au mieux chacun de ses membres pour pouvoir se serrer les coudes dans l'épreuve. Quant au niveau, il n'est pas si élevé. Ce qui change, c'est le système de notation. En hypokhâgne, un 10/20 signifie "très bien", un 8 "pas mal", un 6 "moyen" et un 4 "un peu faible". Mais on ne nous demande rien d'infaisable. Il me semble que, dans une certaine mesure, une fac de lettres serait plus angoissante : le niveau y est réputé plus faible, mais les étudiants sont livrés à eux-mêmes dans un flot d'analyses d'oeuvres et de théories linguistiques. Ici, on pourait presque dire que nous sommes choyés par nos professeurs, qui nous tiennent la main sur le chemin de la connaissance et nous bordent chaque soir d'une épaisse couche de devoirs pour tenir notre cerveau bien au chaud.

Jusqu'ici, cela me convient.

mardi 30 août 2011

"Tu rentres en prépa, Madeleine, pas en CP !"
"Je ne vois pas ce que ça change."
"Si je t'accompagne, tu ne pourras pas te faire d'ami."
"Je n'ai pas envie de me faire des amis."

Je suis lâche. La nouveauté me semble toujours insurmontable. Plus jeune, je souhaitais un copain qui m'aidât à avancer dans la vie en combattant bravement la nouveauté pour moi, tel un preux chevalier. Je ne sais pas si cela est possible, si je suis mal tombée, ou si ce n'est qu'un fantasme de petite fille qui se rêve princesse.

"Tu es obligée de te faire des amis."
"Pourquoi ?"
"C'est comme ça, c'est tout."

S'il y a une différence fondamentale entre les femmes et les hommes, c'est que les femmes veulent tout discuter et argumenter, alors que les hommes se contentent d'énoncer leur intime conviction sans se fatiguer à développer. Les femmes trouvent du plaisir à défendre leurs idées, les hommes veulent simplement qu'on leur fiche la paix.

"Je ne sais pas me faire des amis."
"Tu as bien des amis au lycée..."
"Ce n'est pas pareil."

De fait, mes amis de lycée sont des amis d'amis de collège, et mes amis de collège sont des amis d'amis d'école. Cela doit donc faire quinze ans que je n'ai pas fait la démarche d'aller voir un inconnu pour lui demander d'être mon ami. Rien d'étonnant à ce que j'aie oublié le mode d'emploi.

"Et puis ma pré-rentrée est dans quinze jours. Je vais quand même pas faire l'aller-retour dans la journée pour te tenir la main un quart d'heure le temps que tu trouves ta classe ?"
"Tu pourrais rester là-bas, visiter, prendre tes marques, faire du tourisme, aménager l'appart..."
"Je vais m'ennuyer comme un rat mort, oui. Je suis désolé, mais moi, j'ai encore deux semaines de vacances et j'aimerais bien les passer tranquille chez mes parents, pas dans un appart vide dans une ville où je connais personne."

Et moi, alors ? Egoïste, égoïste, égoïste !

mercredi 24 août 2011

Nous sommes à quelques jours de la rentrée.

J'ai peur. Hypokhâgne me fait peur. On m'a dit que le niveau était extrêmement élevé, le corps enseignant sadique, la pression insurmontable. Mais ce qui m'effraie surtout, c'est l'après-prépa. Les concours : l'ENS, l'agreg, le CAPES... Et plus encore l'après-concours. Une vie d'enseignement en fac, en lycée ou en collège. Parce que j'ai un bac littéraire avec une mention très bien, mes parents ne cautionneront aucun autre parcours plus fantaisiste ou moins en adéquation avec mes capacités.

Quand j'étais petite, j'étais pleine de projets d'avenir aussi divers que fleuriste ou pâtissière, anthropologue ou biologiste. Mais la vie n'est pas qu'une question de choix. Tu es préprogrammé et des adultes responsables (parents, profs et conseillers d'orientation) décident du métier qui permettra l'épanouissement de ton programme génétique. Avec 20 de moyenne en maths sans travailler, tu feras polytechnique. Si tu tournes à 15 de moyenne générale, si tu es sérieux et réservé, tu seras prof. Des 8/20 à répétition alliés à un caractère sympathique et sociable te mèneront au métier de coiffeuse ou de mécanicien. Les génies, les bons élèves et les cancres forment l'élite, la classe moyenne et les manuels. La société prend soin de tout planifier selon l'offre et la demande pour que le monde tourne bien.

Nos passions, ce sont nos forces de rébellion. Quand nous disons "J'adore les dinosaures ou les échecs", cela signifie : "Non, je ne suis pas seulement ingénieur ou caissière, je suis aussi un être humain singulier." Quand tu n'es pas devenu ce que tu voulais être, faute aux autres, faute à pas de chance ou faute à toi-même, il te reste toujours tes lubies et tes hobbies. Comme quand tu as perdu quelqu'un que tu aimes et que tu le revois en rêve. Nos passions, ce sont les fantômes des personnes que nous ne sommes pas devenues.

Au fond, notre but, à tous, c'est de rendre nos vies intéressantes, de nous rendre intéressants aux yeux des autres. Pour cela, nous nous habillons de manière excentrique, nous voyageons, nous trouvons un métier valorisant ou nous faisons des enfants. Nous tentons de nous distinguer en personnalisant le schéma froid de ce que doivent être nos vies.

La semaine, j'enseignerai sans passion. Le week-end, je forcerai les autres à s'extasier à propos du goût de mes gâteaux ou de l'harmonie de mes plates-bandes. Est-ce cette vie-là que je veux ? A une semaine de la rentrée, ai-je encore le choix ? J'attends que quelque chose d'extraordinaire arrive, qui me fasse dire : "C'est bien Madeleine : là, tu es exactement où tu devrais être." Mais les jours s'écoulent et rien ne se passe.

vendredi 12 août 2011

Sortie de ma campagne, en route pour la grande ville. Avec Aurélien et ses parents. Il paraît que nous sommes terriblement en retard pour le choix de l'appartement. Pour être honnête, je n'en ai aucune idée. Je n'ai jamais loué un appartement auparavant.

Je ne connais pas beaucoup mes beaux-parents. Je vais bien moins souvent chez Aurélien qu'il ne va chez moi. La raison officielle est que cela évite à les parents de faire les trajets entre nos deux villages, mais je crois plutôt qu'il n'a pas très envie que je fouille dans ses affaires. Sa chambre est une tanière tapissée de bandes-dessinées et de jeux vidéos dans laquelle il ne me fait pénétrer qu'à regret. Si je pouvais dormir sur le canapé du salon, ça l'arrangerait. Ça arrangerait aussi ses parents, d'ailleurs, dont les regards soupçonneux au petit-déjeuner guettent tout sourire suspect à la question "Vous avez bien dormi ?" Mais faute de preuves tangibles, comme je ne hurle pas et qu'Aurélien ne fait pas trop grincer le lit, notre relation reste cordiale, sans pour autant être amicale.

C'est pour cela que j'étais assez réticente à l'idée de passer toute une journée avec eux. J'aurais préféré qu'on ne me consulte pas, pour l'appartement. Qu'on me fasse la surprise, à la rigueur. Mais j'ai reçu des instructions très précises de mes propres parents qui, bien qu'ils soient présentement en Italie, ne voulaient pas être complètement en reste.

"Exige du double-vitrage, demande l'âge des canalisations, chauffé électrique, hein, pas au gaz, c'est une ruine, vérifie les prises télé et téléphone, fais attention aux éventuelles moisissures, faudrait pas que ce soit humide, regarde s'il y a un emplacement pour une machine à laver, à plus de 10 € le mètre carré, c'est du vol, il vous en faut au minimum 50..."

Ce sont les parents d'Aurélien qui ont sélectionné les appartements sur différents journaux et pris les rendez-vous. Il prétendent qu'Aurélien a un peu participé, mais j'en doute. Il a l'air aussi perdu que moi en entrant dans les différents logements. Tous se ressemblent, tous situés dans des résidences au nom fleuri (Les Aubépines, Les Lys, Les Amaryllis...), ils comportent tous une grande salle principale et une chambre grandes et froides, une cuisine et une salle de bain avec des carreaux verts ou bleus au mur. Je ne sais pas combien de mètres carré il font, ils me semblent juste immenses : je me demande ce qu'on pourra bien faire de tant d'espace. Mes beaux-parents discutent avec les propriétaires successifs, mais je n'arrive pas à me concentrer sur leur conversation. Je me tais. Ils s'assureront certainement de la fraîcheur des canalisations et des prises télé. Moi, ce n'est pas mon domaine : je sais à peine à quoi cela correspond.

Au bout de sept visites, le couperet tombe : "Alors ?"

Je regarde Aurélien, Aurélien me regarde, et nous savons tous deux que nous n'en savons rien. Aurélien hausse les épaules et je me résous à tenter un numéro au hasard : "Le deuxième n'était pas mal, non ?"

Non, le deuxième n'était pas pas mal. La mère d'Aurélien sort ses notes et me fait la liste de tous les défauts de cet appartement que j'ai déjà oublié. Mal exposé, à l'est, peu de lumière le matin, aucune l'après-midi, un isolement rudimentaire, une chaudière qui a plus de dix ans, au sixième, difficile d'accès, il faut penser au déménagement, et la moquette dans le salon, ce n'est pas pratique. Sans compter que la vue sur la rue, même si elle n'est pas très passante, ce n'est pas très joli. La vue du quatrième, sur la courette et son jardinet, elle était pas mal, elle.

Va pour le quatrième. Je ne me souviens absolument plus à quoi il ressemble, mais la vue sur la courette, c'est sûr, ça doit faire rêver. L'appartement faisant l'unanimité, le père d'Aurélien rappelle le propriétaire. Une chance, il est encore dans le coin, nous pouvons signer le contrat tout de suite !

Retour au quatrième appartement. Avec Aurélien, nous découvrons ce qui sera notre chez-nous pour les dix prochaines années si tout se passe bien. Il est situé au deuxième étage, nous avons même un ascenseur. La chambre et le salon sont immenses et froids, avec du carrelage beige au sol et des murs d'un blanc immaculé. La cuisine et la salle de bain étincellent quand on allume la lumière, les robinets envoient des reflets métalliques sur les carreaux blancs et bleus des murs. Il y a effectivement une vue imprenable sur la courette de la résidence et sur le ciel gris de la grande ville. Rien de plus à dire, car rien de plus ici. Il faudra tout meubler : j'ai du mal à imaginer comment, j'ai du mal à m'imaginer dans cet appartement.

Les parents d'Aurélien serrent avec satisfaction la main du propriétaire et lui assurent une nouvelle fois que nous sommes deux jeunes gens sans problème, calmes et polis, qu'il n'aura aucun souci avec nous. En quittant le lieu, il s'exclament que c'est une bonne chose de faite, qu'il n'y aura pas à revenir, à part pour le déménagement, mais ça ne presse pas. "Et puis tes parents pourront s'en occuper un peu aussi, hein, Madeleine ?"

Dans la voiture qui nous ramène dans nos villages respectifs, Aurélien me prend la main. C'est vrai que nous n'avons jamais été très proches, très amoureux. Mais qu'on le veuille ou non, notre vie va changer, maintenant.

lundi 8 août 2011

C'est le matin, je suis levée depuis une heure ou deux. Alternance pluie/soleil à la fenêtre. Le paysage change du tout au tout en quelques secondes. On dirait la télé.

J'ai pour principe de ne pas regarder la télé pendant la journée. Il me semble que ce serait le signe de l'ennui et de l'avachissement absolus. Mais comme mes parents sont en vacances, comme mes amis sont en vacances et comme mon petit ami ne daigne m'accorder qu'une poignée d'heures par semaine, me préférant Hippocrate et sa wii, je ne peux pas dire que j'aie grand monde à qui faire la conversation. Peut-être est-ce ma punition, pour avoir été toute ma vie aussi médisante envers l'humanité.

Je pense à prendre un livre. J'ai un roman à finir, et tous les livres d'hypokhâgne à commencer. Mais je ne veux pas passer ma journée à lire. J'ai pris la ferme résolution de passer quelques minutes par jour à affronter la réalité. En tee-shirt et culotte, les cheveux en désordre, je prends la direction du miroir.

Je ne me découvre pas. J'y suis telle que je suis. Je ne sais pas s'il est normal de s'imaginer être une autre. Je ne sais pas s'il est normal de penser qu'on n'est pas la bonne personne.

Je m'imagine moins rousse, moins jolie aussi, avec de grosses lunettes, disons. Plus vieille, plus expérimentée. Plus cassée aussi, orpheline ou fâchée. Je m'imagine être une femme forte, au caractère bien affirmé, menant mon monde. Je m'imagine très amoureuse d'un garçon doux, discret, drôle, qui m'adore. Je m'imagine courant après l'argent, heureuse au fond de ne pas en posséder beaucoup, juste assez pour construire une cabane bien à moi, colorée et douillette. Sans projet, sans avenir, et tant pis. Si j'écrivais une histoire, c'est comme ça que je ferais l'héroïne. C'est comme ça que je me ressens.

Mais je suis rousse, mignonne, jeune, naïve, préservée, conciliante, faible, effacée, indifférente, soumise, écrasée, malaimée, riche, pâle, bien logée, victorieuse et pleine d'avenir. Et si je ne l'étais, serais-je vraiment plus heureuse ? Serais-je moins seule à cet instant précis ?

samedi 30 juillet 2011

Enfin le week-end. Enfin du beau temps : le soleil brille pour la première fois depuis le début du mois. Il fait chaud, je peux enfin ranger mon gilet et ressortir mes sandales. Mes parents ont mis la table dehors.

Fidèle à ses engagements, Aurélien a abandonné un instant tarse, métatarse et supratarse pour nous faire l'honneur de sa présence. C'est peut-être une déduction hâtive, mais je le soupçonne d'être venu à cause d'Agathe, qui a décidé aujourd'hui de trimballer son fils jusque dans nos contrées hostiles. Non pas que Aurélien éprouve une attirance particulière pour Agathe (ou alors il l'a bien cachée), non pas que Aurélien éprouve une attirance particulière pour les nourrissons (il me semble que les bébés sont bien en ce moment le dernier de ses soucis). Mais il aime manger et il aime se montrer, et le grand repas préparé par ma mère en l'honneur de la fille prodigue, perdue puis retrouvée, lui donne l'occasion de satisfaire à ces deux aspirations.

J'ai honte de dire que le bébé d'Agathe ne se révèle pas d'un grand intérêt. Peut-être aurait-il été plus facile pour moi de m'y intéresser si j'avais pu l'approcher, mais Agathe n'a consenti à le lâcher que pour le coucher dans son ancienne chambre à l'étage, loin des bruits du repas. Alors qu'un poulet rôti et des pommes de terre sautées arrivaient sur la table, le babyphone nous a informé que le bébé avait soif. Agathe s'est levée, a disparu une demi-heure, et est revenue seule, l'air de rien, radieuse.

Oui, Agathe, malgré ses cernes, est ce qu'on appelle une mère radieuse. Ces mères mures, sûres d'elles, jeunes encore, qui sourient sans cesse pour dégager une impression de douceur et de sereine félicité. Agathe est une mère parfaite. Les femmes qui font des enfants avant 28 ans gâchent leur jeunesse, les femmes qui ne font pas d'enfant après 28 ans gâchent leurs ovocytes, les femmes qui font des enfants à 28 ans sont parfaites.

Un moment, la conversation a tourné autour de la mort subite du nourrisson. Aurélien a semblé contrarié du sujet, qui ne lui inspirait pas un grand nombre de blagues, mais en sa qualité de futur étudiant en médecine, il a tenu à rassurer la mère sur la faible probabilité de sa survenance. Cependant, je ne pense pas qu'Agathe avait un grand besoin d'être rassurée, persuadée qu'elle est que ce genre de choses n'arrive qu'aux autres, et qu'on ne peut pas mourir de façon aussi bizarre quand on s'appelle Lucas.

Si je pensais ma soeur adepte des manigances, je croirais volontiers que ce prénom sans la moindre personnalité a été choisi afin d'obliger le petit à s'en forger une forte. Mais ma soeur n'est pas comme ça. Je sais bien ce qui, en réalité, l'a déterminée à choisir ce prénom : la volonté de ne pas faire démodé (c'est ce qui l'a toujours dérangée avec nos propres prénoms : que n'aurait-elle pas donné pour s'appeler Céline !) sans tomber dans les dérives populaires des Brian, Killian et autres Jason. Agathe est une adepte du juste milieu : il ne faudrait pas qu'un prénom extravagant vienne quotidiennement semer le désordre dans son existence bien rangée.

Heureusement pour Aurélien, le bébé absent est rapidement oublié et il peut à nouveau capter l'entière attention de son public. Et c'est alors le concours de celui qui brillera le plus : du pétulant beau-fils avec sa gouaille étincelante ou de la radieuse jeune maman avec son blanc sourire. Heureusement pour nos ternes personnes, la charlotte aux fraises était bonne.

jeudi 21 juillet 2011

Les beaux jours sont déjà terminés. Le long de la fenêtre dégoulinent de larges filets d'eau. Le paysage derrière, gris, flou, ressemble à une vieille photographie en noir et blanc. Les gouttes de pluie s'écrasent sur le sol en une succession rapide de plic et de ploc dont la petite musique mouillée, bien qu'étouffée par le double-vitrage, parvient à se faufiler jusque dans mon oreille. Tout cela serait très doux, s'il ne faisait pas aussi froid.

Dans la cuisine. Je suis emmitouflée dans une vieille couverture polaire blanche aux motifs beiges et je bois un chocolat chaud. La maison est déserte, mes parents travaillent. Début août, ils partiront deux semaines dans le milanais où ils ont des amis. J'ai préféré pour ma part décliner l'invitation. Je connais Milan et, surtout, je connais leurs amis : ce sont des gens bruyants et expansifs dont la compagnie m'irrite rapidement. Je crois que je serai très seule, cet été.

Je n'ai pas beaucoup d'ami. Parmi les gens qui m'entourent, on distingue quatre catégories de personnes. Celles qui pensent que je suis une jeune fille calme, docile, plutôt inintéressante. Celles qui pensent que je suis une grande malade mentale et qu'il vaut mieux ne pas m'approcher car cela pourrait se révéler contagieux (je ne peux pas vraiment leur donner tort : après dix-huit ans d'absorption passive des névroses de ma mère et de la mégalomanie de mon père, je vois bien ce que je suis devenue). Celles, peu nombreuses, qui parviennent à accepter et à surmonter la difficulté de mon caractère. Enfin, celles qui, tout en me connaissant, préfèrent s'illusionner et continuer à ne voir que la partie douce et terne de ma personne (c'est le cas de mes parents, de ma soeur, ou d'Aurélien).

J'aime bien être seule, et je redoute l'année prochaine. Sous prétexte d'économiser un loyer, les parents d'Aurélien et les miens projettent de nous louer un appartement ensemble. A mon avis, cela a surtout pour but de rendre notre séparation plus difficile et d'obtenir notre mariage à l'usure. Entendons-nous bien : nos parents n'ont absolument pas arrangé notre relation. Nous nous sommes choisis librement, soumis à la seule pression de trouver quelqu'un de bien. Mais notre relation plaît à nos parents, qui préfèrent nous voir l'un avec l'autre qu'avec des cancres ou des artistes.

Aurélien n'aime pas être seul. Mais à choisir, il préfèrerait rester chez ses parents où il a toutes ses petites habitudes. La cuisine y est bonne, sa chambre y est toujours propre et rangée sans qu'il ait à s'en soucier. Aurélien doute certainement de mes capacités de maîtresse de maison, et il a raison. Mes talents culinaires n'excèdent pas le stade des pâtes au gruyère déjà rapé et des oeufs au plat. Je n'ai pas envie d'apprendre et je suis bien persuadée que lui non plus, de sorte que nos menus risquent de ne pas être d'une grande variété. Quant à l'entretien des lieux, il faudra bien qu'il y prenne un peu part s'il ne veut pas vivre parmi la saleté et les ordures. Je fais le ménage, mais jamais plus que la part qui m'échoit.

Oui, nous nous sommes bien trouvés : nous sommes deux grands égoïstes.

jeudi 14 juillet 2011

C'est le jour de la Fête Nationale. De la Fête Nationale, on retient les feux d'artifice, éventuellement les défilés militaires, le matin, à la télé. Si on parlait aux gens de la Fête de la Fédération, ils feraient les gros yeux, parfaitement inconscients qu'elle est à l'origine des feux d'artifice qu'ils sont venus voir. Ils parleraient plutôt de la Prise de la Bastille, en tant qu'avènement de la République. Ce qui est une erreur, puisque la République n'a été mise en place que bien après, le 21 septembre 1792. En somme, le 14 juillet réfère historiquement à une fête que tout le monde a oubliée et dans la pensée collective à un évènement qui n'a pas eu lieu à cette date.

Mon été est aussi vide que la signification du 14 juillet. Je n'ai jamais travaillé et je ne travaille pas plus maintenant que j'ai 18 ans révolus. Le marché du job d'été est une jungle sans pitié. Sans contact, sans expérience, votre candidature est rejetée sans même être lue dans neuf cas sur dix. Dans le dixième cas, vous accédez à la deuxième étape du parcours : l'entretien. Face au recruteur cependant, mieux vaut être grande, blonde (brune à la rigueur) et bien maquillée. Si, au contraire, vous êtes petite, rousse et d'apparence très jeune, votre chance d'accéder à la troisième et ultime étape, la signature du contrat, est minime. L'espoir peut toutefois être permis si l'employeur projette de vous faire coller des timbres toute la journée dans une petite pièce loin des regards des clients potentiels. Pour ma part, cet espoir fut déçu.

Aurélien ne travaille pas non plus cet été, mais c'est son choix. Aurélien a une haute idée de ses capacités. Il a obtenu son bac S avec la mention assez bien et est effectivement assez satisfait.

"S, c'est dur, Madeleine. C'était particulièrement dur cette année. Ce sont les petites matières qui ont baissé ma moyenne : le français, la philo, l'espagnol. Il n'y a que Mathieu qui a eu très bien, et il n'a pas de vie. Moi j'ai une vie, Madeleine, faut que je m'occupe de toi. Assez bien en S, c'est pareil que très bien en L, tout le monde te le dira."

Il entrevoit devant lui une longue carrière médicale, alors ranger des légumes dans un supermarché, très peu pour lui ! Cet été, il va réviser son anatomie et sa physiologie : il a déjà acheté les livres au programme. Il passera me voir, moi qui suis inactive, s'il a le temps. Sûrement les week-ends. Ce qui lui permettra de mettre à profit son récent permis de conduire, d'entretenir des relations cordiales avec mes parents, de m'administrer une dose raisonnable d'amour pour la semaine et de me sauter régulièrement.

"Tu n'as qu'à lire des bouquins, toi. C'est ton truc, les bouquins."

Je lis, oui. J'oublie le monde autour de moi. Je m'endors, je rêve. Je me réveille. J'ouvre les yeux, je renoue avec la réalité. Je reprends le livre.

mardi 5 juillet 2011

Résultats du bac. Je suis admise. Mention très bien.

Bien sûr, il s'agit d'un bac littéraire, ce n'est pas comme s'il s'agissait d'un vrai bac, mais des étincelles brillent dans les yeux de mes parents.

A la rentrée, Hypokhâgne. Demain, la Gloire.

mardi 21 juin 2011

Solstice d'été. Le jour le plus long de l'année. Le soleil est à son point culminant. Je sors d'épreuve. En marchant dans la rue, je sens des gouttes de sueur rouler le long de mon bras. Il me semble que la chaleur va m'anéantir, que mon corps va passer, l'espace d'un instant, de l'état solide à l'état gazeux. Sublimation : un bien joli nom pour une réalité aussi terrible. A tous les coins de rue, des musiciens échauffent leurs instruments pour ce soir. C'est aussi le jour de la fête de la musique.

Je suis exténuée. Ce sont la chaleur et le bruit qui en sont la cause, pas les examens. Je n'ai jamais été angoissée à cause des examens. Les craintes médiocres n'ont pas de prise sur moi. Je suis régulièrement sujette aux crises d'angoisse, mais elles sont toujours de nature existentielle ou métaphysique. J'ai sans doute un côté snob.

Mes parents vouent un culte à l'euphytose. Depuis que je passe le bac, ils voudraient m'en faire prendre trois fois par jour. Il serait pourtant étonnant qu'un cachet de sucre contenant quelques microgrammes d'extraits de plantes ait le moindre pouvoir sur l'angoisse. J'en ai déjà avalé des boîtes entières sans constater le moindre changement de mon état physique et psychologique. Le régime à l'euphytose avait pourtant fait des miracles quand Agathe avait passé son bac. Il est probablement plus facile de ressentir les effets d'un placebo sur l'angoisse quand on a toujours eu 16 de moyenne, une popularité sans faille et un destin tout tracé.

Pour la plupart des personnes que je connais comme pour moi, le bac est une formalité. Notre lycée affiche fièrement plus de 95% de réussite à l'examen. Nous savons que nous l'aurons. Si quelque chose devait nous préoccuper, ce serait la question de la mention. Qu'on m'en apprenne l'utilité concrète, et je m'en préoccuperai.

Je tire les rideaux de ma chambre et somnole un instant en savourant la fraîcheur des draps.

lundi 6 juin 2011

Le bac est dans une dizaine de jours. Assise sous le gros cerisier du jardin, je révise ma géographie en mangeant des cerises. Mais les cerises ne viennent pas de l'arbre : il a fait très chaud cette année, et début juin, il n'y en a déjà plus. Les cerises viennent du supermarché, elles ont un arrière-goût de frigo.

Il y a quelques jours, j'ai reçu une lettre d'une amie d'enfance. Quand j'étais petite, je l'adorais, je voulais tout faire comme elle, je ne la quittais pas d'un cheveu. A la fin du collège, elle est partie en apprentissage, et je ne l'ai plus revue. Mais elle a continué à m'écrire de temps en temps. Elle a une belle écriture que je lui ai toujours enviée, si propre et droite qu'on la dirait fausse (mes parents prétendent qu'avoir une belle écriture est un signe de bêtise : je crois qu'ils se vengent ainsi des illisibles pattes de mouche qui sont leur seul moyen d'expression écrite).

Elle me dit qu'elle est maintenant employée dans un salon de coiffure, qu'elle est en couple avec un garagiste et qu'elle est enceinte.

"Ce sont ses parents qui doivent être contents !" se sont exclamés les miens.

Oui, Papa, oui, Maman, je crois qu'ils sont contents, qu'ils se réjouissent que leur fille ait un travail, que leur fille soit aimée, qu'elle leur donne un petit-enfant. C'est ainsi que cela se passe dans ces classes-là.

A côté de Lydie, il y a Agathe, à côté de mon amie dépravée, il y a ma soeur auréolée de grâce. A elle, on lui a tellement répété dans l'enfance : "Montre l'exemple, Agathe." que montrer l'exemple est devenu une seconde nature. Agathe, c'est ce que je suis supposée devenir.

Agathe a 28 ans, et Agathe attend son premier enfant, elle aussi. La différence, c'est qu'Agathe a un bon métier : Agathe est avocate. Parcours sans faute : bac scientifique mention bien, master de droit, réussite au concours d'entrée en école, réussite au concours de sortie d'école. Puis meetic affinity, et un businessman répondant aux critères (bien élevé, gros salaire, pas de mauvaise surprise). Un mariage l'année suivante, aujourd'hui un bébé.

Ce matin, le businessman a appelé mes parents pour leur dire qu'Agathe avait des contractions et qu'ils partaient à la maternité. Il est 15 heures à présent, et mes parents attendent toujours, fébriles, devant le téléphone du salon.

Quelques semaines après avoir accouché, Agathe reprendra son travail. Elle confiera son bébé toute la journée à une nourrice diplômée de puériculture et se targuera d'être une mère moderne, menant de front sa carrière et sa maternité, femme et maman. Si l'enfant obtient de mauvaises notes à l'école, elle ira se plaindre auprès de l'institutrice, bien incapable au fond de dire s'il les aura méritées ou non, s'en moquant en réalité, protestant par principe. Et ce sont ces femmes-là qu'on autorise à enfanter, dans la classe favorisée !

J'ai envie de jeter mes notes de géo, qu'est-ce que je m'en fiche des états américains ! J'ai envie d'envoyer valser le bac, si c'est pour devenir une petite étudiante pédante puis une adulte responsable, si c'est pour avoir un enfant à 28 ans et me fondre dans la masse.

Des cris. Tout le monde sur le pont. Agathe vient d'accoucher, c'est un garçon, je suis tata. Je ne sais pas si je dois me réjouir.

mercredi 25 mai 2011

Dans la chambre, à l'étage, chez mes parents. La fenêtre est ouverte. L'air entre, chaud, on est déjà fin mai. Je suis assise en tailleur sur mon lit, il est assis à mon bureau, devant mon ordinateur, il vérifie sa boîte mail. Je lui parle et je lui pose une question.

"Je ne sais pas, Madeleine, je ne fais pas attention à tes délires."

Mes délires ! Cette expression a quelque chose de hautain et de méprisant. Mes mots n'ont pas de valeur, je babille sans conséquence. Je sais qu'il m'a entendue, pourtant. Mais mes paroles ne lui plaisent pas, il les repousse de la mains, et elles s'envolent par la fenêtre ouverte.

Je sais pourquoi il m'a choisie. Parce que j'avais de bonnes notes et un air raisonnable. Parce que mes parents étaient juristes, parce que mes joues roses et mes longues tresses rousses lui semblaient meilleur genre que les grosses lèvres maquillées et les cheveux jaune sale de sa précédente copine, parce qu'il pensait que je n'avais pas d'imagination et que je saurais me taire aux repas de famille. Parce qu'avec moi, il entrevoyait un avenir satisfaisant : un mariage dans une dizaine d'années, une fois nos études terminées, deux enfants -un garçon et une fille, roux, roses et sages, comme moi-, des métiers upper middle class : ingénieur pour lui, prof de lettres pour moi.

Que j'émette la possibilité de devenir fleuriste, pâtissière ou gérante de salon de thé, cela le fait rire. Mon dossier de candidature pour l'hypokhâgne locale, ça c'est du concret ! Passe ton bac, fais des études et pour l'épanouissement personnel, on verra plus tard. Quand tu seras petite vieille, voilà, là, tu pourras faire tes gâteaux et arroser tes fleurs. Ma pauvre enfant, le monde des jeunes, c'est dur, c'est impitoyable, ce n'est pas fait pour rêver !

Mes délires ! Ah, je lui parais moins délirante, quand je suis nue au dessus de lui, quand j'ondule, quand je pousse des soupirs de chatte. Pourtant n'est-ce pas délirant, de voir cette jeune fille de bonne famille, cette future mère de famille respectable, cette prof sévère mais juste, sans chemisier ni soutien-gorge, les seins à l'air, les cheveux défaits ? N'est-ce pas une offense au bon sens ? Mais non enfin, je lui appartiens et mes gémissements de bacchante sont légitimes quand ils servent ses plaisirs.

Je suis délirante quand cela l'arrange. Il aime me faire l'amour : je sens sûrement meilleur que sa blonde vulgaire qui s'apergeait d'Eau Jeune pour couvrir les relents de ses aisselles. Mais il n'aime pas m'écouter. La blonde avait 8 de moyenne, elle était vulgaire et elle sentait des aisselles, mais elle était très bourgeoise dans sa tête. Un point partout. Match nul.