dimanche 20 novembre 2011

J'aime la nuit. J'ai toujours aimé la nuit. Je trouve que je dors trop, la nuit, en ce moment.

Quand j'étais petite, me coucher était pour moi toute une aventure. Je prétendais avoir peur du noir, et mes parents n'éteignaient jamais ma veilleuse de force. Le soir, je lisais donc un nombre d'heures incongru pour mon âge, jusqu'à tomber de sommeil. Je ne savais m'endormir que de cette façon. Mes parents me trouvaient parfois en train de lire à 3 heures du matin et se sentaient désarmés face à ma bonne foi quand je leur répondais : "J'attends de dormir." Ils me pensaient insomniaque.

Plus tard, j'ai tenté une méthode plus conventionnelle : j'ai fermé les yeux. J'avais entendu dire que c'était comme cela qu'on faisait. Toutefois, quand on a l'habitude de laisser le sommeil venir à soi naturellement, cette procédure semble brutale et tyrannique. J'avais les yeux fermés, mais je ne dormais pas. Je ne voyais plus ma chambre, voilà tout. Cette situation me mettais mal à l'aise. Je comptais les moutons, comme on m'avait appris, sans grand résultat. Tôt ou tard, j'étais lassée de compter, faute d'être fatiguée. Jamais je ne me suis endormie grâce aux moutons. Les moutons, je m'y attachais, je leur faisais louper la barrière, se casser la figure, je leur donnais des noms. Mon cerveau s'activait de plus belle. Je n'ai jamais écrit autant d'histoires, jamais imaginé autant de péripéties romanesques, que lorsque j'étais censée dormir. J'ai honte de dire aujourd'hui que j'ai conçu la majeure partie de mon œuvre littéraire au cœur de la nuit, alors que j'étais âgée d'une dizaine d'années. Tout ce que j'ai fait depuis à la lueur du jour ne vaut pas tripette.

Au fond, j'avais peur de m'endormir. Me livrer corps et âme à l'inconscience m'angoissait. Je n'arrivais pas à comprendre comment, tout d'un coup, j'allais cesser de penser rationnellement. Parfois, je me sentais sombrer dans les délires de l'esprit qui accompagnent l'endormissement et mènent subrepticement au rêve ; je pensais alors tellement fort : "Je suis en train de m'endormir" que j'en revenais aussitôt. Je n'ai pas une crainte obsessionnelle de la mort, mais il y avait sûrement dans ce refus de perdre conscience la crainte de ne jamais me réveiller.

Adolescente, le week-end, il m'arrivait régulièrement de veiller jusqu'à l'aube. Dans la maison déserte, je déambulais tel un fantôme, jouais ou écrivais sur l'ordinateur, regardais la télé. La nuit était mon repère et la demeure familiale n'était là que pour moi. J'allais me coucher aux premiers rayons de soleil que j'entrevoyais dans la baie vitrée et, en quelque sorte rassurée par la lumière, je dormais jusqu'au début de l'après-midi.

A présent, je n'ai plus aucun mal à m'endormir. Je me couche et m'endors immédiatement. Je ne lis plus, je n'écris plus, je ne profite plus du silence. Je suis épuisée, je ne me pose pas de question. J'éteins la lumière, je ferme probablement les yeux, et ma conscience, de façon quasi instantanée, part voguer sur d'autres mers. Aurélien y est peut-être pour quelque chose : le sentir vivant et serein à mes côtés décourage les peurs qui pourraient m'assaillir. La prépa y est sans doute pour beaucoup : toute la journée elle presse mon cerveau comme une orange et le soir il n'en reste que l'écorce, trop peu pour alimenter d'éventuelles réflexions nocturnes.

Dans un sens, c'est dommage. Depuis que je ne suis plus propriétaire de mes nuits, j'ai l'impression que plus rien dans ma vie ne m'appartient vraiment.