lundi 26 mars 2012

C'est le printemps. Il fait beau, il fait chaud, la fin de l'année approche doucement et tout le monde est déprimé.

La frustration constante dans laquelle vit ma génération m'effraie. Cette génération pour qui tout est possible et rien ne se fait. Ne serait-ce que dans ma classe d'hypokhâgne. Combien parmi nous se sont imaginés astrophysiciens, vétérinaires pour animaux sauvages, reporters de guerre, conservateurs au Louvre... et se retrouvent à écrire dans la case "Métier envisagé" du questionnaire de rentrée "Prof" ? Et les profs déjà en place d'approuver avec de grands sourires satisfaits : "Parfait, si vous voulez être profs, vous êtes sur la bonne voie !" Mais qui écrirait sans crainte de provoquer l'hilarité générale "Ballerine" ou "Éleveur de chèvres" ? Peut-être que c'était un rêve, mais l'école de danse coûtait trop cher, les études agricoles faisaient pèquenaud et nous étions forts en orthographe. Alors nous nous sommes retrouvés ici, où il n'y a qu'une seule bonne réponse à la question "Métier envisagé". Pour ma part, j'ai préféré ne pas me trahir : j'ai laissé la case blanche.

Au risque de paraître déplacée, de sembler me complaire dans la nostalgie d'un temps que je n'ai pas connu, ce n'était pas comme ça, avant. Mes parents, contrairement à moi peut-être, ne sont pas nés avec un cuillère en argent dans la bouche. Ils se sont faits tout seuls, grâce aux bourses, aux petits boulots et à de longues années d'étude. Ils font partie d'une génération marquée par ce qu'il serait sans doute anachronique d'appeler "l'optimisme d'après-guerre" mais qui y ressemble tout de même un peu. Ils viennent d'une époque où la société connaissait un bouleversement sans précédent, où l'ascension sociale devenait un rêve accessible à chacun, où on pouvait devenir médecin en étant fils d'ouvrier et ingénieur en étant fils de paysan.

De nos jours, tout cela est devenu normal. On ne s'étonne plus de voir un enfant de pauvres devenir un adulte aisé. A l'époque de nos parents, être avocat, c'était super cool ; à notre époque, cela ne suffit plus. Le champ de nos ambitions est illimité. On veut tout, on imagine tant... et au final, on ne sait plus dans quelle direction aller. Mes parents m'ont donné mon indépendance, je les en remercie, mais je suis perdue. Je ne leur rendrais ma liberté pour rien au monde mais elle me pèse. Il m'arrive de penser qu'il m'aurait été plus profitable de suivre une voie imposée dont l'aboutissement rébarbatif mais clair serait un point de repère.

Heureusement pour Aurélien, la médecine est toujours un vieux rêve accessible pour les irréductibles scientifiques qui ont choisi de suivre le flux ascendant mais pas trop de la société. Et moi qui ne peux me résoudre à faire un choix de carrière de peur de devenir comme tout le monde, je jalouse sa normalité. Être avec lui, c'est comme, en haute mer, être maintenu à la surface par quelqu'un qui a une bouée de sauvetage quand on est soi-même lesté de plomb. On se laisse porter en espérant trouver la terre ferme avant d'avoir coulé.

samedi 17 mars 2012

Je suis souvent effarée lorsque certains amis me décrivent la manière dont ils ont été éduqués.

Ils me racontent ça en riant, évoquent leurs déboires passés comme un mal nécessaire, m'assurent que c'est la seule méthode qui vaille pour élever un enfant, une méthode qui a fait ses preuves au fil des générations. Je réalise alors la chance que j'ai d'avoir des parents comme les miens, des parents qui m'ont toujours montré la voie de la coopération, du discours, la voie de la civilisation. Jamais ma mère ne m'a gratifiée d'une paire de claques pour avoir exercé mon droit de citoyenne à la contestation d'un pouvoir despotique, jamais mon père ne s'est laissé envahir par la colère au point de me traîner dans ma chambre en me tirant par les cheveux (s'il l'avait fait, je suis presque certaine que ma mère aurait immédiatement alerté les services sociaux), jamais mes parents n'ont considéré les droits de l'enfant comme une vaste blague gauchiste destinée à spolier les parents de leurs droits les plus fondamentaux. Si c'était été le cas, peut-être rirais-je aussi de ces altercations cocasses entre parents et enfants, mais ce n'est pas le cas. Cela me choque, et il me semble que j'ai raison d'être choquée.

Il est évident que mes parents ont puisé leur inspiration éducationnelle dans un manuel de pédagogie à la mode. Cela ferait probablement rire les partisans de l'éducation au feeling où le plus important est d'écouter son instinct. Un instinct qui suggère de répondre à la violence par la violence, à l'insulte par l'insulte, d'écraser l'autre jusqu'à ce qu'il ne soit plus un problème. Ce n'est pas un instinct de parent, c'est un instinct d'humain : grossier, primaire, qui est étrangement toléré au sein de la famille, mais absolument proscrit au sein d'une société d'adultes. Devenir parent, je pense que cela s'apprend et les méthodes d'éducation douce donnent à mon sens des résultats probants. Parce que nous étions respectées par des parents qui se comportaient avec nous comme des adultes avec des adultes, ma sœur et moi avons rapidement fait preuve d'une grande maturité. Je ne prétends pas n'avoir jamais été désobéissante, insolente, colérique et violente étant enfant (je me suis même autorisée une petite crise d'adolescence le moment venu) mais nos parents se contentaient de sanctionner les manquements aux règles sans se laisser aller à punir ou à reproduire nos mouvements d'humeur. Ils étaient au-dessus de cela, et si nous voulions mériter leur estime, nous devions nous hisser au même niveau de maîtrise de soi.

Pour autant, je ne peux pas dire que mon éducation a été parfaite. Il est en particulier regrettable que les méthodes d'éducation n'expliquent pas plus en détails comment témoigner de l'affection à ses enfants. Nombre de mes amis élevés à la dure, claqués, fessés voire battus pendant leur enfance, me disent n'avoir jamais douté un instant de l'amour de leurs parents. C'est là la grande supériorité de l'éducation instinctive : elle ne ferme pas la porte aux sentiments, qu'ils soient négatifs ou positifs. Pour ma part, même si je le pense, je ne peux pas affirmer avoir été très aimée par mes parents.

Bien élevée, sans doute, bien aimée, je ne sais pas.

vendredi 9 mars 2012

J'ai 18 ans.

En France, l'enseignement secondaire est obligatoire jusqu'à 16 ans. Pour aller au bout de la logique, Aurélien et moi avons décidé de passer le bac. Nous avons alors fait ce que la situation nous imposait : nous avons vécu chez nos parents, nous sommes allés au lycée, nous nous sommes fait des amis. Nous avons réussi notre bac, puis nous avons eu le choix.

Nous aurions pu choisir cet entre-deux (le lycée et la vie professionnelle) qu'est la vie étudiante : vivre dans une chambre sur le campus, sortir avec nos camarades, nous investir dans des associations, suivre quelques cours en fac (à l'occasion), rentrer chez nos parents le week-end pour laver notre linge.

Mais non, nous avons choisi de devenir adultes tout de suite. Nous nous sommes mis en couple, nous avons loué un grand appartement, nous avons acheté une machine à laver, nous avons passé (naturellement, sans réfléchir) nos journées à travailler. Ne nous manquait plus que le chat. Et Seccotine est arrivée.

"Qu'est-ce qu'on mange, ce soir ?" me demande Aurélien, assis sur un fauteuil du salon à lire le Généraliste.
"Carottes et steak haché, ça te va ?"
"Ça va."
"On pourrait sortir après manger. Aller au cinéma."

Aurélien lève les yeux du journal et me regarde comme si je venais de dire une énormité.

"Pourquoi ?"
"Pour... sortir, quoi, se changer les idées..."
"T'as plus de livres ?"
"Si."
"Ben alors ? Tu sais bien qu'il faut que je révise pour mes colles de lundi..."

Je n'insiste pas. Je sors les carottes du frigo, je prends l'économe, je commence à éplucher mes carottes. On ne parle plus. Seuls le scritch scritch de l'économe contre les légumes et le fleuch des pages qu'on tourne parviennent à troubler le silence.

J'ai 18 ans.

"Tu as conscience qu'on vit comme des vieux ?"

Aurélien ne répond pas. La question l'ennuie, probablement. Ou peut-être ne m'a-t-il même pas entendue.