vendredi 2 décembre 2011

L'affichage "Vous avez un message" est un mythe. Pour sa part, ma messagerie électronique se contente d'afficher un impersonnel "1 mail non lu". Rarement plus d'un, notez bien. Je ne suis pas une experte en nouvelles technologies, et probablement un cas désespéré en fait de communication. Mes professeurs ne sont guère plus dégourdis avec le monde virtuel et préfèrent nous annoncer nos dates de colles face à face, un sourire sadique aux lèvres. Quant à mes amis, ils partagent ma vision de la sociabilité : pourquoi se parler quand on n'a rien d'important à se dire ? Ainsi, ma boîte mail ne connaît pas les embouteillages.

Cet email que j'ai reçu provient de mes collègues d'hypokhâgne. C'est une invitation à fêter le Nouvel An avec eux. Je ne peux pas dire que ce mail me surprenne, mais il m'interpelle. Il me rappelle que je m'étais jurée, au début de l'année, de ne pas me faire de nouveaux amis. Par fierté, par respect des anciens, par timidité et par crainte, probablement aussi.

J'ai grandi dans un petit village au milieu de nulle part. Mes parents pensaient que c'était mieux, la campagne, pour les enfants, que ça les immunisait contre les maladies et leur faisait les joues plus roses. Un village en étoile : notre maison se trouvait à l'extrémité de l'une des branches, côtoyant d'un côté les champs, de l'autre la forêt, et l'école se trouvait au centre. J'y ai rencontré mes premiers amis, compagnons de loups glacés et de jeux de rôles féériques. 

Pour plus de convenance, mes parents m'ont ensuite inscrite non dans le collège le plus proche, situé dans une petite bourgade presque aussi éloignée de la civilisation que notre village, mais dans celui de la ville où ils travaillaient, qui devait compter trente mille habitants et m'apparaissait alors comme le bout du monde. J'ai perdu la plupart de mes amis d'école dans la bataille : deux copines seulement me sont restées, catapultées comme moi dans la grande ville par des parents sans pitié.

Parce qu'elles me parlaient, on peut dire que mes deux amies étaient sociables. C'est paradoxal, peut-être, mais rien ne fait tant fuir les gens asociaux que les gens qui ne parlent pas. Ils ont l'impression de se retrouver devant un miroir, et on parle rarement à son reflet sans penser que ça y est, on a touché le fond. Pour me faire des amis, j'ai besoin qu'on me parle sans se poser de question, sans hésiter, sans se sentir gêné. J'ai besoin de personnes sociables. Parce que mes amies étaient sociables, elles ne se sont pas contentées de ma fréquentation. A la fin de nos années de collège, nous étions une dizaine.

Quatre amis seulement m'ont suivie au lycée, dont une amie d'enfance. Pour des raisons que j'ignore, elle s'est toutefois éloignée de nous. Cela ne m'a pas fait de peine, cela m'a semblé naturel : j'étais sans doute devenue plus proche des trois autres. En fusionnant avec un autre groupe dont le leader connaissait une de mes amies, nous avons retrouvé une certaine force numérique. Nous formions un ensemble bigarré mais soudé. La discrète cohabitait avec l'exubérante, le cancre avec la première de la classe, l'homosexuel avec le garçon manqué, la jeune fille de bonne famille avec la dealeuse de drogue occasionnelle. Cela nous amusait : nous nous enrichissions grâce à nos différences, nous nous engouffrions dans des débats sans fin en nous prenant pour des philosophes. Entre midi et deux, après le repas au self où nous avions deux tables réservées, nous nous allongions sur la pelouse s'il faisait beau et nous regardions le ciel ; s'il faisait mauvais, nous nous asseyions sur des marches d'escaliers, au bout d'un couloir, et nous discutions tout bas, pour ne pas être repérés par des surveillants de mauvais poil.

Aurélien n'avait rien à voir avec tout cela. Il a été mon petit ami dès la classe de Terminale, mais il ne fréquentait pas les mêmes personnes que moi. Je passais certaines récréations avec lui, nous nous voyions surtout le weekend. Il méprisait ouvertement mon groupe d'amis. Les siens étaient bien habillés, sérieux et intelligents ; les miens ne ressemblaient à rien. Mais je les adorais. Je n'avais jamais aimé quelqu'un à ce point. Mon père avait raison quand il disait d'un ton docte : "Profite de tes amis de lycée : tu n'en auras jamais de meilleurs de ta vie."

Cela peut paraître incroyable, mais depuis le bac, la majeure partie de ces merveilleux amis n'a pas cherché à me recontacter. Je n'ai pas été bouleversée : j'avais déjà perdu la plupart de mes amis de collège et je savais que je ne garderais pas le contact avec tous mes amis de lycée. Pourtant, il me semblait impossible de songer à les remplacer. Je n'avais pas envie d'être heureuse avec d'autres personnes, de peur d'affadir mes souvenirs avec eux.

Et ce soir, cet email. De mes nouveaux amis. Je ne ressens pas pour eux ce que je ressentais pour les autres, mais leur présence me fait du bien au quotidien et leur invitation me fait plaisir. Je tape sur le clavier : "D'accord, je serai là. Est-ce que je peux amener quelque chose ?"

Et j'envoie le message. Nostalgique peut-être mais incontestablement satisfaite. Je ne suis plus une petite partie insignifiante d'un banc de poissons fusionnel, je suis un poisson indépendant maintenant. Et j'ai tout l'océan à explorer.