samedi 26 mai 2012

Une fois n'est pas coutume, il fait beau, aujourd'hui. Il fait très très beau. Le soleil entre par les fenêtres grandes ouvertes, forme des mares de lumière sur le parquet. J'entends quelques oiseaux chanter et là, au cœur de cette grande ville encore étrangère, j'ai l'impression d'être dans ma chambre, chez mes parents, chez moi.

Mais je n'y suis pas, et je ne peux pas courir dans le jardin, m'étendre sur l'herbe et laisser le soleil brûler ma peau trop claire. Nous sommes fin mai, j'ai des concours blancs à réviser et nos profs nous ont prévenus qu'à moins de nous y mettre très sérieusement, nous ne récolterions qu'une claque monumentale. Nous ne sommes qu'une prépa de province, nous ne formons pas des champions à la chaîne, rares seront les élus. L'année passée n'a pas été de la rigolade, nous avons eu énormément de travail et une bonne dose de pression, mais l'enjeu était lointain. A présent, il est palpable.

J'expérimente ce qu'a pu ressentir Aurélien, ce que c'est que de travailler dur quand une personne à côté de vous semble se la couler douce. Il passe à présent des heures dans notre chambre, à tapoter sur l'ordinateur, à regarder des DVD, à lire des bouquins policiers ou des magazines de science-fiction. Je n'existe finalement pas beaucoup plus qu'avant. Du statut d'inquiétante distraction, je suis passée à celui de terne compagnie.

Il est midi, je hausse la voix :

"Aurélien ?"

Un grognement censé me donner signe de vie traverse difficilement la paroi de la porte de la chambre.

"Tu pourrais faire à manger."

Du bruit confus, un soupir parfaitement audible, un mouvement de poignée et Aurélien apparaît à la porte de la chambre, ébouriffé, un magazine à la main. Il a l'air d'un enfant au sortir du lit, il est beau et émouvant, si peu apprêté, baignant dans la lumière du salon. Mon agacement retombe momentanément.

 "Il y a quoi dans le frigo ?" grommelle-t-il.

Tant de mauvaise volonté me révolte à nouveau.

"Je ne sais pas, c'est toi qui as fait les courses."

"Je crois qu'il n'y a plus rien. On ferait mieux de manger dehors."

C'est sans doute de ma faute si je ne comprends pas qu'on puisse avoir la flemme de mettre des pâtes dans l'eau. Je maîtrise ma colère, je réplique calmement.

"Mange en ville si tu veux. Moi, je n'ai pas le temps."

Aurélien passe une main dans ses cheveux dans l'espoir de les discipliner, enfile des chaussures, glisse son portefeuille dans la poche arrière de son jean et me lance :

"Ok, je vais aller voir des amis. Je pense qu'on passera l'après-midi ensemble. Ne m'attends pas avant ce soir."

Et il quitte l'appartement.

Je me lève, me dirige vers le placard, attrape une casserole, fais chauffer de l'eau. Mais je fulmine, mes gestes sont brusques et maladroits, je fais tomber le paquet de pâtes, placé en équilibre instable sur un bout d'étagère. Les coquillettes se dispersent dans toute la pièce, se cachent sous les meubles, prennent le soleil sur le parquet doré, craquent sous mes pieds à chacun de mes pas.

J'éteins le gaz, vide la casserole et prends mon téléphone.

"Coucou, tu es occupé ? Tu as déjà mangé ? J'ai pensé que peut-être, on pourrait prendre un sandwich et réviser ensemble le concours blanc. Je sens ma motivation faiblir, ça me ferait du bien de me sentir soutenue. On se retrouve au Point Chaud ? Super, à tout de suite."

Et je quitte à mon tour l'appartement, laissant Seccotine s'amuser avec les dizaines de pâtes répandues sur le sol.