vendredi 3 août 2012

Mercredi, je suis rentrée chez mes parents. Pendant tout le trajet en train, d'épais nuages noirs s'amoncelaient dans le ciel. Quand je suis arrivée à la gare, l'orage a éclaté. Mon père n'a pas osé sortir de la voiture. Lorsque j'ai enfin pu m'y réfugier à mon tour, j'étais déjà trempée. Sur la route jusqu'au village, nous sommes restés silencieux : le bruit de la pluie mêlée de grêlons qui battait la carrosserie était bien assez assourdissant. A peine sortis de voiture, nous avons couru jusqu'à la maison. J'avais l'impression d'avoir amené l'apocalypse avec moi.

Presque un mois s'est écoulé depuis la fin des cours, et je n'étais encore jamais rentrée. J'avais peur de la réaction de mes parents, après ce qu'il s'est passé avec Aurélien. Ils l'aimaient beaucoup, comme le fils qu'ils n'avaient pas eu peut-être, et je ne me sentais pas en droit de leur enlever. J'étais honteuse de revenir seule, moi, la petite rouquine dénuée d'intérêt, de prétendre que j'étais leur véritable fille et que le beau jeune homme solaire qu'ils avaient connu n'était qu'un imposteur. C'était au-dessus de mes forces.

Et puis ma mère m'a envoyé un message :

"Tu as prévu de rentrer à la maison un jour ? Papa est en vacances ces deux semaines, il peut aller te chercher à la gare, si tu veux."

Évidemment, elle savait. Peut-être Aurélien avait-il déjà ramené la fille de médecine chez ses parents et, les nouvelles allant bon train dans le coin, mes parents en avaient-ils entendu parler. Ou peut-être la mère d'Aurélien avait-elle pris l'initiative de téléphoner à ma mère pour la mettre au courant : 

"Tellement désolée pour votre fille, Madame. Perdre un beau parti comme mon fils. Enfin, c'est la vie, elle s'en remettra."

Toujours est-il qu'on m'a épargné la peine de devoir l'annoncer moi-même. On a même fait mieux puisque, visiblement, on s'est strictement interdit de m'en parler. Comme si les deux ans précédents n'avaient jamais existé, comme si j'avais toujours été la pauvre gamine terne et seule que je suis à présent. Ni ma sœur, ni son mari, arrivés ce matin avec leur bambin (il marche, maintenant, comme le temps passe !), n'ont dérogé à la règle. Je m'attends à ce que d'une minute à l'autre quelqu'un, n'y tenant plus, l'évoque en disant : "celui dont on ne doit pas prononcer le nom". Mais cela n'arrive pas. Chacun tient sa langue.

J'ai apporté un cadeau pour l'anniversaire de Lucas. Deux mois en retard. Mais personne ne m'en fait la remarque. Tout le monde s'exclame "Oh, comme c'est gentil." C'est un sorte de piano avec des énormes touches qui imitent les bruits des animaux de la ferme. J'ai beaucoup pensé à Agathe en le choisissant : je me suis dit que ça la mettrait probablement sur les nerfs et ça m'a fait rire. Paul m'accompagnait au magasin de jouets, ça l'a fait rire aussi. On avait l'impression de commettre un méfait. En effet, Lucas prend un vif plaisir à taper de toutes ses forces sur toutes les touches et le cercle des adultes, réuni de toute urgence en conseil de guerre, prend rapidement la décision de retirer momentanément les piles de l'appareil.

"On y jouera à la maison, Lucas, hein. On va le remettre dans le paquet et remercier Tata Madeleine."

Les commérages de villages ayant tout de même leurs limites, personne ne sait encore pour Paul. Mais qu'on laisse un peu ma vie sentimentale de côté pour le moment, cela me va parfaitement.